Il y eut comme un bruit de montagne qui s'effondre, la couche fut ballottée comme un navire entre les rochers des cataractes. Je sortis de mon demi-sommeil. Je n'ouvrais pas les yeux, croyant subir les effets de la mort. Mais je voulus voir Maya une dernière fois, le rassurer, lui tendre la main. La chambre était vide, mon guide n'était plus là.
La nuit était claire. La maison tout entière était tremblante comme une feuille qui se détache de l'arbre. Je me levais, titubant comme sous l'effet du vin de palmes. La terrasse s'était totalement effondrée. Seul un escalier de pierres, supporté par des poutres d'acacia se dressait devant la cour. Maya m'appela de l'intérieur et me conduisit par ses appartements jusqu'au dehors. Le palais tout entier menaçait de s'effondrer. Mes hommes te les serviteurs de la maison s'affairaient à étayer les murs les plus endommagés, mais la pluie continuait, détrempant toujours le sol imbibé comme une éponge.
Maya m'entraîna vers la plaine. Nos pieds nus collaient à la boue, ralentissant notre course, la pluie nous piquait les yeux. J'avais l'impression de vivre un cauchemar tant ces choses étaient étranges. J'étais à demi nu sous une pluie incessante, en pleine nuit alors que se jouait le destin de l'Égypte. Soudain je restai pétrifié comme frappé par la mort. Le grondement avait cessé, la terre n'était plus secouée que par quelques soubresauts, comme une bête qui meurt. La pluie s'arrêta soudain. L'aube commençait à poindre dans un silence de fin du monde. Il n'y avait plus d'oiseaux. Et devant nous, là où s'élevait le grand temple des millions d'années ne restaient que deux énormes fantômes veillant sur un amas informe de pierres brisées. Pas un pylône, pas une colonne ne restait debout. Hébété, Maya me devançait sur le chemin qui menait au temple. Je le suivais, n'en croyant pas mes yeux. J'aurais voulu que tout ceci ne fût qu'un rêve, j'aurais voulu étendre mes ailes d'Horus sur la plaine endeuillée pour remonter le temps, faire que tout ceci ne fut qu'un songe et réveiller Thèbes dans la joie d'un nouveau matin. Mais je ne pus déployer mes ailes, les ruines s'étalaient sous nos yeux, réelles, indéniables.
Nous arrivâmes devant les deux colosses. De chaque côté de ce qui fut une porte monumentale, une statue de mon père assis en majesté, haute de quarante coudées dominait toujours les lieux aplanis comme un champ de bataille jonché des titanesques cadavres des dieux renversés. Quelques Sekhmets de granit noir émergeaient, assises, des amas de pierres. Une brise venue du nord rafraîchit enfin l'atmosphère. Ma peau frissonna sous la caresse froide. Je pensais au souffle de la mort et je regardais Maya. Il n'avait plus mon poignard. Il se réchauffait les bras en pleurant comme un enfant. Je lui pris la main et l'entraînais vers un colosse pour toucher la pierre une dernière fois. Le granit était resté très chaud, et le froid qui venait de s'installer le faisait craquer. Une large fente lui traversait le visage et le buste, semblant vouloir s'élargir sous l'effet soudain du froid. Le vent se mit à souffler très fort, comme attiré par la chaleur accumulée depuis la veille. Alors les dieux firent chanter mon père. Le vent s'engouffrait dans les fissures, donnant au granit la voix stridente des chanteuses d'Amon. Un premier rayon du soleil vint frapper le colosse au visage qui étincela dans toute sa gloire malgré la chute des dieux de pierre.
Après le soleil s'élevèrent les cris des enfants de Thèbes. Nombreux étaient les maisons effondrées ou fissurées, les troupeaux noyés, les barques coulées, les greniers à grains inondés.
Je demandais à Maya de m'accompagner jusqu'à mon temple funéraire, au bord du Nil en crue, sur la route de la nécropole. Les routes étant impraticables pour un char, nous fîmes de chemin à pied, sans retourner au palais, vêtus d'un simple pagne comme des paysans.
Le mur d'enceinte avait tenu bon. Les briques étaient humides, mais le sable avait absorbé les eaux qui auraient pu le ramollir, et le tremblement de terre n'avait pas ébranlé l'édifice.
De retour au palais de Médinet, les gens de Maya nous avertirent qu'un messager était arrivé, très tôt le matin. La flotte royale approchait de Thèbes et devait accoster pendant la prochaine nuit, car le courant du fleuve avait hâté le retour des vaisseaux. Je résolus donc d'en finir avec le Divin Père avant l'arrivée d'Aube, je ne voulais pas risquer de perdre son deuxième enfant. Il me restait l'ultime espoir de raisonner le vieillard. Je n'y croyais pas, mais je ne voulais pas que Maya ait à lever le bras sur moi. J'envoyais mes cinquante hommes d'armes au quai de Médinet afin de tenir prêts les passeurs pour nos chars.
Nous passâmes l'après-midi à nous préparer comme pour une cérémonie. Rê dardait ses rayons sur la plaine de Thèbes, asséchant la campagne humide et les murs détrempés. L'intérieur des maisons n'avait jamais été aussi agréable en Égypte : la fraîcheur du matin restait confinée entre les murs mouillés des pièces que le soleil séchait de l'extérieur. Les belles fresques du palais retrouvaient leur éclat en séchant à vue d'œil, les oiseaux se posaient à nouveau sur les balcons, les serviteurs remontaient les terrasses écroulées sur les charpentes de bois.
Le barbier vint raser mon visage, tandis qu'un Nubien tressait mes cheveux de fils d'or. Je descendis dans le bassin de l'atrium, accompagné de Maya. Les servantes avaient versé des parfums du Pount et des huiles odorantes dans l'eau tiède qui ramollit ma peau. Je fermais les yeux pendant que les masseuses passaient les onguents sur mes épaules fatiguées. Une chanteuse, accompagnée d'un luth et de la harpe d'un aveugle, quelque part dans la cour, pleurait sur les amours d'Isis. Maya m'apporta mes sandales d'or, celles que je lui avais données devant les prêtres et les nobles. Je me vêtis d'un pagne long, plissé à la mode thébaine, dont la ceinture arrivait juste au niveau de ma cicatrice. Je regardais Maya en m'habillant, et il baissa les yeux tristement. Nous ne parlions plus de mon destin, depuis le séisme de la nuit, mais chacun de nous y pensait continuellement, cherchant à deviner l'instant propice, malgré la lueur d'espoir que nous nous évertuions à maintenir entre nous. On me parfuma, on mit de la poudre de lapis sur mes cheveux et du khôl bleu sur mon tatouage d'initié autour de mes yeux. Je posai mon grand collier d'Horus sur mes épaules, et sur mon front le beau diadème de mon frère parmi les dieux.
Quand je fus sur le seuil, Maya s'approcha de moi, la dague à la main. Je l'étreignis une dernière fois, sans craindre son bras. Son souffle se mêlait à mon souffle. Le parfum de santal embaumait ses cheveux. Sa peau, lisse des onguents, me rappela Aube qui devait bientôt accoster au quai de Malgatta, il nous fallait faire vite. Je le regardais dans les yeux. Je m'étais promis de ne pas crier, de ne pas bouger, de rien laisser paraître de ma douleur au côté que je connaissais bien. Je guidais sa main vers mon ventre que j'essayais de décontracter, la lame s'attarda sur ma peau, puis il la glissa dans le fourreau avec un sourire d'enfant :
« – Va convaincre le Divin Père, il ne peut pas briser l'Égypte. J'attends Aube ici et nous te rejoindrons au temple. »
Je pris un char, et suivi de mes écuyers, je rejoignis mes cinquante gardes au quai de Médinet par des routes asséchées, longeant les ruines du temple des millions d'années dont seuls émergeaient les deux colosses assis pour l'éternité face au soleil levant. Les passeurs étaient prêts, et nous traversâmes le Nil sans rencontrer de soldats. L'armée avait dû être réquisitionnée pour étayer les murs des palais et des temples. Les maisons de Thèbes ne semblaient pas avoir trop souffert, mais les ruelles étaient encore toutes embourbées. Notre troupe longea le fleuve jusqu'au portail du temple aux cent portes. J'y disposais mes gens en éventail. Des palissades avaient été dressées en place du mur d'enceinte totalement effondré. Il eut été facile de les renverser pour investir le temple. Je laissais là mes soldats, donnant l'ordre à leur officier d'attendre mon signal en guettant la montée des couleurs au sommet du pylône de mon couronnement. Si je montais le rouge, c'était l'ordre de l'attaque immédiate du temple. Leur devoir serait alors de se rendre maîtres du Divin Père et des dignitaires du temple. En cas de couleur bleue, la troupe devait attendre mon retour pour connaître mes ordres. Par contre, si je montais l'oriflamme couleur d'or, ce serait signe du retrait de Thèbes, sans moi. Tous devraient alors rentrer à Médinet et attendre mes ordres.
Le temple était intact hormis quelques colonnes dont les tambours s'étaient disjoints. Le séisme avait été moins destructeur en cette partie de la ville dont les assises étaient plus stables que sur l'autre rive.
Je trouvais le Divin Père dans la salle de Thotmès, comme la veille. Il semblait ne pas l'avoir quittée. Pourtant il n'était pas vêtu de la même robe, et il avait retrouvé son arrogance. Il m'attendait :
« – T'es-tu décidé à déposer les sceptres à mes pieds ? Ou bien viens-tu tenter de m'assassiner pour t'assurer le pouvoir … En ce cas, sache qu'Horemheb est dans le temple, accompagné de sa garde, et que les hommes que tu as postés devant le portail ne te seront d'aucun secours. »
Je m'étonnais de l'imprudence du vieillard :
« – Comment as-tu pu laisser les soldats pénétrer dans l'enceinte sacrée du temple ? Horemheb t'y menace autant qu'il m'y menace. Ne crains-tu pas de le voir te prendre le pouvoir de force ? »
« – Horemheb a besoin des prêtres pour gouverner. Le collège sacré du temple a désigné ton successeur, et tu le vois à présent devant toi. Le général est devant le fait accompli, il m'a juré obéissance. »
Ayï était gonflé d'orgueil. Il me parlait comme si j'étais un étranger, déjà il se croyait Pharaon. Je m'approchais de lui :
« – Je suis encore le Roi. »
Il se leva et recula dans l'ombre, persuadé que je voulais le tuer. L'idée m'effleura l'esprit un instant, mais c'eut été donner un beau prétexte au général pour s'approprier le trône. Je tentais de la rassurer :
« – Ne crains pas mon bras, Divin Père, je sais que le général rôde en ces murs et je ne veux pas lui laisser l'occasion d'approcher la couronne. Je ne peux croire que tu fasses passer tes intérêts avant ceux de l'Égypte. Évitons de verser le sang, faisons alliance : je t'offre le pouvoir, laisse-moi vivre en mon palais aux côtés de la Reine et de mes fidèles. »
Mais en parlant, je me rendais compte que le vieillard ne pouvait accepter mes propositions qui avaient déjà été les siennes huit ans auparavant. J'étais devenu Pharaon alors que j'aurais dû rester l'enfant des prêtres, soumis et docile. Le Divin Père devait penser la même chose, car il ne parlait plus. Je levais mon regard vers lui :
« – Ai-je été un mauvais Roi ? »
Il ne répondit pas tout de suite. Son regard sembla chercher quelque souvenir dans le passé, laissant filtrer un peu de tendresse à l'évocation de mon enfance :
« – Tu as été Roi, et cela suffit à te condamner. Les prêtres n'acceptent plus de voir l'Égypte aux mains d'un seul. Vois : pour cinq ans de règne effectif, combien d'années aurais-tu été capable de gouverner ? Vois le trouble où l'Aimé d'Aton a plongé l'Égypte durant douze ans. Et comment crois-tu que le pays soit gouverné lorsque le Pharaon qui monte sur le trône a trois ou quatre ans ou lorsqu'il est sénile, malade, atteint par la folie ? Ce ne sont qu'intrigues et révolutions de palais. Seul le clergé est le garant de la stabilité. Dans l'ombre il manipule les grands pour s'assurer de la bonne marche du gouvernement. Combien de concubines ont été poussées dans la couche de nos rois, combien d'héritiers ont été supprimés par les médecins ou les sages-femmes, combien de rébellions ont été fomentées par les gouverneurs de provinces, combien de pays étrangers ont été soulevés pour éviter à l'Égypte de sombrer dans le chaos comme à l'époque des grandes invasions ? Le temps des Pharaons est révolu : voici le temps des prêtres. Ainsi l'Égypte ne sera plus orpheline, car il y aura toujours quoi qu'il arrive, dans le temple d'Amon un prêtre assez sage pour la gouverner. »
Je pensais à mon enfant perdu. De l'aveu du Divin Père lui-même, le clergé jugeait de l'opportunité d'un héritier. Je compris soudain mon propre destin. On avait permis que je vive, à ma naissance, pour s'assurer d'un pion supplémentaire sur le grand damier qui voyait se dérouler la partie entre le Pharaon et les prêtres. Et une fois sur le trône, dernier Pharaon de la lignée des Amosès il ne convenait plus de laisser mon héritier en vie. Le vieillard semblait lire mes pensées. J'étais revenu douze ans en arrière, à l'époque où je m'étonnais de ses dons à deviner mes paroles avant que ma bouche ne les formule. Il poursuivit, cruel et déterminé :
« – La Reine n'enfantera pas ton deuxième enfant. Houy sera destitué de ses fonctions et son temple détruit. Je vais être couronné Pharaon et c'est moi qui présiderai à tes funérailles, secondé par Maya qui m'est un fils. Je n'ai ni haine ni amour pour toi. Même enfant tu n'étais qu'un instrument entre mes mains. Je ferai marteler ton nom sur tous les monuments d'Égypte, ainsi personne ne se souviendra plus de toi. Même sur les statues des temples, ton visage portera le nom d'un autre. »
Le vieillard me parut loin, si loin de moi. Il cherchait à m'atteindre dans mon âme et mon cœur, mais plus il parlait plus je sentais la divinité se réveiller en moi. J'étais un dieu parmi les dieux et déjà je me désintéressais de ces fourmis qui se disputaient la carcasse du scarabée. Mon seul souci désormais fut d'épargner à Maya le geste qu'il se refusait à accomplir au risque de perdre son éternité. Il me fallait quitter cette salle. Je m'avançais vers Ayï, posant la main sur ma dague d'or. Effrayé, il disparut derrière une colonnade.
Je courus alors vers le portail de mon couronnement avant que les soldats d'Horemheb ne se mettent à ma recherche. Je pus l'atteindre sans rencontrer âme qui vive. Cela me parut insolite. On eut dit qu'on me laissait aller vers ce pylône. En bas de la tour de pierre je m'attardais, hésitant. Les marches qui s'offraient à mes yeux avaient beau monter, elles étaient pour moi les marches de la fin, me conduisant vers la barque du soleil. Une douce odeur de mort planait dans le corridor du pylône. Une à une je montais les cent marches intérieures, respirant le parfum du Pount laissé par un invisible visiteur. Mon meurtrier était là, dans l'ombre, quelque part au sein de la tour. Arrivé au premier étage, je trouvais la salle vide. Le prêtre gardien des couleurs avait déserté son poste, il n'y avait qu'un coffre contre le mur. Je n'avais pas encore choisi la couleur que je voulais monter le long du mât. Le coffre n'était pas scellé. Je résolus de monter l'or qui éloignerait mes gardes sans effusion de sang. J'ouvris le coffre des oriflammes. Il y manquait le rouge. Je me précipitais dans l'escalier pour tenter de retenir le bras du traître s'il en était encore temps. En haut des marches, sur la terrasse, flottait l'oriflamme rouge sang.
Du pylône je pus contempler l'ensemble du temple. En bas, un peu plus loin, dans une cour intérieure gisaient les corps sanglants de mes cinquante soldats.
(… à suivre …)