Vêtu comme un scribe, portant le calame et l'encrier, chaussé de sandales d'or alors que tous allaient pieds-nus, coiffé de mon nouveau diadème royal, je fis ouvrir le grand portail du temple pour la cérémonie de la dédicace.
En haut des mâts incrustés dans le pylône de l'entrée, les couleurs du Pharaon flottaient au vent brûlant de Nubie. Les beaux murs blancs éblouissaient les yeux de l'assemblée. Tous les dignitaires et les nobles du pays de Koush étaient arrivés depuis quelques jours pour assister à la dédicace du plus beau temple qu'il leur avait été donné de voir. La souveraine africaine elle-même s'était déplacée pour la circonstance, et assise sur un trône d'ébène, elle portait la grande robe blanche au plissé égyptien, et bien qu'elle ne fut plus ni jeune ni belle, il y avait dans sa tenue le digne port d'une reine. Sa cour était composée de jeunes athlètes noirs et de belles esclaves nues, sans doute les plus beaux adolescents de son royaume, car elle était réputée pour ce qu'il conviendrait d'appeler son harem. Mais les mœurs de ce peuple étaient rudes, et tous savaient que le jour où elle viendrait à disparaître, toute sa cour serait massacrée et jetée au tombeau avec elle afin de la suivre dans l'éternité qu'ils croyaient à jamais souterraine et infernale. Depuis la nuit des temps leurs rois pratiquaient ce rituel non pas pour se faire accompagner dans l'au-delà, mais par crainte que les pleurs des survivants pussent rappeler le mort à la vie de la surface, et ainsi délivrer les démons qui viendraient envahir le pays, mangeant leurs enfants et privant le trône de leur descendance.
La souveraine de Koush était très fière de son peuple qui avait contribué si rapidement à l'édification du temple et à la confection des belles portes dont toute la Nubie parlait depuis des mois. Mais elle savait que sans les architectes et les maîtres d'œuvre thébains, cela n'eut pas été possible, car eux-mêmes, s'ils tentaient de copier les monuments égyptiens, ne réussissaient qu'à élever des murs de terre, comme les enfants des paysans bâtissent d'éphémères petits pylônes de boue sur les berges du Nil lorsque la crue décroît et que les travaux des champs ne peuvent encore reprendre. Cependant je crus bon de lui assurer que sans son peuple nous n'aurions pu poser sur son sol un si bel édifice, et je lui promis de la faire figurer en bonne place sur les reliefs extérieurs du temple, à côté du Pharaon et du Vice-Roi, afin que tous respectent nos accords de bonne entente pour l'éternité.
Au son des trompes royales et des tambours nubiens la procession s'ébranla vers le temple. De nombreuses barques à l'entour avaient envahi le Nil, les indigènes, les villageois, les soldats se mêlaient autour des murs d'enceinte. Devant le pylône les prêtres arrêtèrent le peuple et les étrangers. Seule la reine de Koush accompagnée de ses gardes, les nobles de Kalabchah et les dignitaires de Pakhoras furent autorisés à pénétrer dans la cour intérieure où toutes les corporations d'ouvriers attendaient la bénédiction du Pharaon. Les poseurs de pierre pénétraient pour la dernière fois dans le temple qui allait être consacré, et ils avaient, selon la coutume, laissé pousser une barbe de trois jours comme pour un deuil. Les scribes, les peintres et les sculpteurs purent accompagner les prêtres dans la première salle. Sur chaque seuil un prêtre-héraut se tenait aux yeux de tous, afin de proclamer le nom du dieu choisi par Pharaon, à ceux qui restaient au dehors, lorsque le verbe sacré aurait été prononcé.
En arrivant dans la deuxième salle, les prêtres et mon frère purent entrer, et devant le sanctuaire nous n'étions plus que trois, car un représentant du Premier Prophète devait nous accompagner afin d'entendre le mot que dirait ma bouche.
Mon frère et le prêtre ouvrirent les belles portes, et lorsqu'elles butèrent contre les murs, le son se répercuta dans le silence du temple nu. Le soleil dardait ses rayons sur la diorite, éblouissant le sanctuaire. Nous contournâmes le bloc et je pris mon calame. Houy était à ma droite, en tant que Vice-Roi, le prêtre à ma gauche, et tous deux mesuraient l'importance de l'instant. Car il eut suffi d'une folie pour faire basculer la Nubie et toute l'Égypte dans la guerre civile. Je savais qu'à Thèbes on attendait les nouvelles de Pakhoras et que mon trône pouvait dépendre du mot que j'allais inscrire. J'aurais pu signer mon arrêt de mort en prononçant le nom d'Aton banni des lèvres de tous depuis plus de dix ans. J'aurais pu céder mon pouvoir aux prêtres en donnant le nom d'Amon, mais c'eut été renoncer à l'indépendance des rois face au clergé. La solution la plus sage aurait été d'inscrire le nom de Ma Majesté, dédiant ainsi ce temple à moi-même, de mon vivant, ou bien à tout autre dieu sans importance politique, amis toute l'Égypte aurait pensé que son souverain était faible devant les prêtres.
Trempant le calame dans l'encre rouge, d'un large geste je formais la boucle d'un cartouche. Seuls les Pharaons, les reines et les co-régents portent ainsi leurs noms pour signifier leur éternité. Les dieux ayant des noms qui s'écrivent comme des mots, mes compagnons comprirent que ce temple allait être dédié au dieu vivant. Mais ce ne fut pas mon nom que tracèrent mes doigts. J'y mis le nom de Houy, Dieu vivant, Père du pays de Koush, Frère d'Horus et co-régent de Pharaon.
Et mon frère dut prononcer les mots de la dédicace afin que les prêtres les reprennent dans le temple jusqu'au portail :
« – Houy, Dieu vivant, Père du pays de Koush, Frère d'Horus et co-régent de Pharaon. »
Ainsi mon frère entrait dans l'éternité, comme quelques rares vivants en avaient eu l'honneur dans l'histoire, le dernier en date ayant été le Fils d'Hapou, le scribe royal Amenhotep, et le premier l'architecte Djoser, le divin Imhotep.
En quelques jours l'Égypte connut le nom de son nouveau dieu et de son futur co-régent. Je résolus alors de concevoir un nouvel enfant, afin de consolider le trône. Ma descendance serait un jour unie à celle de mon frère, je décidai donc de me délier du vœu fait à Maât, pensant lui avoir déjà payé son tribut à la mort de mon premier enfant.
Nous vécûmes quelques mois de délices à Pakhoras. La cour de mon frère était sans intrigues, tous respiraient le bonheur et la joie. Nous allions souvent voir les reliefs et les peintures du temple. La grande statue du sanctuaire prenait rapidement forme sous les ciseaux des sculpteurs, représentant mon frère en pagne court, assis sur un trône, les mains sur les genoux, coiffé d'une perruque aux fines tresses régulières. Sur son buste était ciselé le grand pectoral d'Isis qui serait plaqué d'or. Les reflets verts de la diorite lui donnaient une ressemblance avec Osiris, mais son beau visage avait été fidèlement reproduit par un vieux sculpteur qui me suivait depuis mon départ de l'Horizon.
Devant le temple, quatre statues colossales furent faites à son image. J'envoyais fouiller les carrières de Nubie par mes contremaîtres et quelques suivants de la reine de Koush, afin de trouver un beau filon de granit rouge sans lequel je pourrais faire tailler deux obélisques qui célébreraient notre dualité. J'y graverais notre histoire et les ferais placer à l'entrée du temple. La reine de Koush s'installa avec sa cour, car elle voulait voir des ses propres yeux son image se dessiner sur le mur d'enceinte comme je le lui avais promis. Cela nous valut de belles fêtes pendant tout notre séjour.
La reine de Koush donna un banquet au palais de Pakhoras. La fête colorée dura dix jours entiers, ponctuée de danses et de chants nubiens, mais le dernier soir, après un repas composé de mets typiquement thébains, arrosé de bon vin de Bouto, la souveraine fit appeler un célèbre conteur de Memphis qui parcourait l'Égypte en jouant et chantant les belles chansons de gestes de nos ancêtres. Voici que ce memphite voulut nous faire la surprise de la dernière chanson à la mode dans toutes les cours d'Égypte et des pays voisins, jusqu'à Byblos et Babylone :
« – Or il arriva que le pays d'Égypte fût dans la misère, car le Seigneur Aménophis-Le-Majeur, Vie, Force, Santé, le Roi de ce pays était en discorde avec le prince héritier qu'il avait désigné comme co-régent depuis de longues années. Dans leur querelle devant les dieux, le prince dit :
« Voyez, je prends avec moi tous les gens de ma maison, mes frères, mes sœurs, mes suivants, et je pars jusqu'à l'horizon, là où je n'entendrai plus les clameurs de Thèbes ».
Il dit et il fit comme il avait dit, et dans la bonne ville de Thèbes le Roi se sentit seul car il n'avait plus d'enfant mâle.
Or il était déjà en âge de glisser sur la barque de Rê, de l'autre côté de la vie. Alors Sa Majesté, Force, Vie, Santé, demanda aux dieux de son temps de lui accorder un fils, et ceux-ci ordonnèrent qu'il lui en naquit un.
Il rejoignit donc sa femme sur sa couche cette nuit-là, et lorsqu'il fut près d'elle, plein de désir tel Min quand il est comme un taureau puissant, voici qu'Amon, le dieu magnifique, maître du trône du double pays, se transforma et prit l'apparence de Sa Majesté, Vie, Force, Santé, l'époux de la Reine, tandis que la Reine, telle Mout, retrouvait la vigueur de sa jeunesse. Amon la trouva comme elle dormait dans la beauté de son palais. L'odeur du dieu la réveilla et la fit sourire à Sa Majesté. Sitôt il s'approcha d'elle et pour elle se consuma son cœur. Il se révéla à elle sous sa forme divine. Alors il la prit sous son ombre et l'amour d'Amon pénétra son corps. Le palais était inondé du parfum du dieu dont toutes les senteurs venaient du Pount. Et comme la Reine s'extasiait devant la Majesté de ce dieu, elle lui dit :
« Parfaite est la vie d'Amon qui coule désormais en mon corps et dans tous mes membres comme le vin se mêle à l'eau claire, moi qui étais déjà dans la barque de Rê, voici que je nais une seconde fois puisque aujourd'hui tu es mon maître ».
Amon lui dit :
« En vérité, Toutankhamon Nebkheperourê sera le nom de ce prince que j'ai placé dans ton sein d'après les paroles que Thot a placées sur ta propre bouche, car ces noms signifient dans les temples : Parfaite-Est-La-Vie-d'Amon et Maître-Des-Renaissances, le maître des devenirs de Rê. Il exercera cette illustre et bienfaisante fonction royale dans le pays en son entier ; il régnera sur les deux terres sur le trône d'Horus » !
Et quand la Reine eut accompli les mois de la naissance, voici que naquit un garçon. Alors vinrent les Hators[1] pour lui fixer un destin.
La première dit :
« Bon, bon, bon, il aura bonté, loyauté, courage ».
La seconde dit :
« Beau, beau, beau, ce prince sera le plus beau des princes d'Égypte ».
La troisième dit :
« Bonheur, bonheur, bonheur, ce prince rendra le bonheur à l'Égypte blessée ».
La quatrième dit :
« Sagesse, sagesse, sagesse, ce Roi sera le plus sage d'entre les sages ».
La cinquième dit :
« Force, force, force, ce Roi sera le plus brave d'entre les soldats d'Égypte ».
La sixième dit :
« Grand, grand, grand, ce prince sera le plus grand aux souvenirs de tous ».
La septième dit :
« Mauvais, mauvais, mauvais, il périra par la main de son frère dans sa propre maison ou par la main de son ennemi en terre étrangère ».
Les gens qui étaient auprès de l'enfant entendirent les Hators et rapportèrent ces paroles à Sa Majesté, Vie, Force, Santé, qui en conçut une grande tristesse. Le Roi fit appeler le prêtre d'Amon et dit :
« Qu'on amène cet enfant auprès de son père Amon et que nul n'ait connaissance de lui ».
Et ce même jour, ce prince fut porté dans le temple où nul n'eut connaissance de lui. Alors Sa Majesté monta sur la barque de Rê ce même jour et le co-régent monta sur le trône d'Horus ce même jour.
Or il advint qu'Amon conçut une grande colère contre les Hators et il envoya Thot pour protéger l'enfant puisque ce dieu lui-même avait placé le nom du prince en secret sur la bouche de Mout.
Et de nombreux jours passèrent là-dessus. Thot vint à surveiller le dernier frère du prince, celui qui était sur le trône d'Horus, et comme il le trouva bon, il lui confia l'enfant pour qu'il en fit à son tour le co-régent. Et lorsque ce frère monta dans la barque de Rê, il advint que le prince Toutankhamon Nebkheperourê monta sur le trône d'Horus, et tous eurent connaissance de lui. Et il fut le plus beau dieu d'Égypte. Il eut bonté, loyauté, courage, il rendit le bonheur à l'Égypte blessée, il fut le plus sage d'entre les sages.
Or tandis que les dieux appelaient Thot en dehors de son royaume, Seth conçut en son cœur d'attirer le Roi en pays étranger. Sa Majesté, Vie, Force, Santé, massacra les gens qui s'y trouvaient, par son bras, par son arc, par ses plans excellents. Ses soldats l'aimèrent car ils avaient vu combien ses bras étaient robustes. Mais Seth en conçut une grande jalousie. Il fit venir les Hathors pour connaître les destins du Roi, et lorsque vint le tour de la septième Hator et qu'elle eut dit :
« Mauvais, mauvais, mauvais, il périra par la main de son frère dans sa propre maison ou par la main de son ennemi en terre étrangère »,
Seth se réjouit dans son cœur, et il dit :
« Ce Roi-là n'a plus de frère pour porter la main sur lui, son destin est donc de mourir en terre étrangère par la main de son ennemi ».
Et comme Sa Majesté, Force, Vie, Santé, avait tué ce chacal d'Azirou sur son char, Seth se transforma et prit l'apparence du vaincu et frappa le Roi de sa main afin que s'accomplisse le destin.
Amon entra alors en grande colère et massacra de son glaive doré ce qu'il restait d'enfants de Seth dans la ville de Palmyre. Il incendia les maisons et tous leurs habitants, et la ville impie fut détruite. Il parcourut alors la campagne et fit prisonniers les fuyards ainsi que toutes leurs familles afin de les ramener en Égypte servir les dieux et les enfants du Nil. Et les princes étrangers furent ramenés avec leurs femmes, leurs filles et leurs bijoux.
Lorsque l'on fit dénombrer les vaincus, les généraux ramenèrent une montagne de mains ennemies, coupées sur les corps des enfants de Seth. Il y en avait trente mille. Alors Amon entra dans une grande colère et dit :
« Ne suffit-il pas en ce jour qu'on ait enlevé le souffle de vie à mon enfant bien aimé, pour qu'on cherche à me tromper par de viles flatteries en dénombrant trente mille mains coupées, alors que mon cœur divin sait qu'il y avait sept mille Amourrites sur le champ de bataille. Parmi ces mains, je vois des mains gauches et des mains droites, des mains d'Amourrites et des mains de nos combattants Égyptiens. C'est grand pêché de chercher à tromper son dieu en lui portant des mains qui appartiennent à ses enfants. Retournez sur le champ de bataille, et rendez à mes enfants leurs mains afin qu'ils soient ensevelis dignement selon les rites d'Osiris. Et afin de ne plus me tromper par de viles flatteries, rapportez-moi les sexes de ces vaincus d'Amourrites. Vous ne pourrez plus me tromper car ces barbares ne sont pas circoncis ».
Et ainsi fut-il fait, et les généraux revinrent avec un nombre de sept mille sexes dont aucun n'était circoncis.
Le corps de l'Osiris-Toutankhamon fut mis sur une grande nef d'or que les dieux de l'Ennéade poussèrent promptement vers Thèbes.
Alors Amon entra en grande tristesse. Il versa des larmes sur le corps du beau dieu pour le purifier de la blessure de Seth et en appela à Isis afin qu'elle lui donnât les onguents de la renaissance d'Osiris. Isis entendit la plainte du Seigneur de l'Ennéade et lui donna les charmes de la renaissance, et Amon, de ses mains réanima le cœur de l'Osiris-Toutankhamon qui se consuma d'amour pour son père. Alors Amon en conçut une grande joie et son cœur à son tour se consuma, il vint à Sa Majesté Toutankhamon, Vie, Force, Santé, et il l'embrassa et le baisa sur tout son corps, car il était dieu parmi les dieux.
C'est venu à son complet achèvement, du commencement jusqu'à la fin, conformément à ce qui a été dit ici, et tous les enfants d'Égypte se réjouissent encore de ces prodiges. »
(… à suivre …)
[1] La déesse Hator apparaît à la naissance des enfants sous la forme de sept jeunes filles venues fixer le destin des nouveau-nés.
Encore un épisode qui tient en haleine et qui apprends… Je lis tous vos épisodes dès qu’il en sort un… Est-ce que tout est tiré de faits réels ?
Sur l’exactitude des faits, je vous renvoie à la préface ([url]http://www.come4news.com/la-nuit-du-pharaon-preface-981713[/url]) par laquelle j’ai voulu faire un portrait bref mais réaliste de Jean-Yves Moisdon, l’auteur (disparu) de [b]La Nuit du Pharaon[/b].
Dans le souvenir qu’il m’a laissé, il n’était pas homme à ses satisfaire de l’à-peu-près ; je crois donc vraisemblable l’authenticité du récit, pour lequel il a, à mon humble avis, accumulé une documentation des plus fournies pendant plusieurs années sans doute.
Peut-être des [i][b]Come4Newsien(ne)s[/b][/i] plus érudits en égyptologie pourraient-ils confirmer ?
Merci pour votre intérêt