L'amour et la maternité épanouissaient le corps de mon aimée. Aube rayonnait dans le palais, glissant lentement derrière les colonnades, montant au jardin cueillir le mimosa, se penchant doucement sur le miroir des eaux pour atteindre un bouquet de lotus bleus, tandis que les oiseaux charmeurs l'accompagnaient, la belle déesse. Et je passais des journées entières à la suivre du regard, par delà les colonnes, envoûté par sa grâce et sa beauté, troublé par son corps si étrangement renflé au bas du ventre, à peine voilé d'une étoffe de lin transparent. Je me complaisais en silence, dans ma retenue, à admirer de loin la courbe de ses hanches, je me plaisais à envier les mains des belles masseuses qui posaient les onguents sur sa peau satinée, et parfois, n'y tenant plus je murmurais son nom, surprenant son sourire et son regard étonné, bien vite chargé du reproche de me voir arriver si tard.
Et nous passions des heures sans rien dire, à nous regarder en nous tenant les mains, nos âmes se caressant tandis que nos corps souriaient. Les veines de son cou montaient jusqu'à ses tempes où ses cheveux tressés de fils d'or et d'argent scintillaient à la lueur des torches du soir. Ses lèvres rouges me souriaient, ses yeux bordés de fard parfois se fermaient, nos doigts alors se serraient plus fort, comme si nos mains oubliant leur étreinte rappelaient à nos âmes que nous avions un corps. Tout le temps perdu jusqu'alors remontait en nous en bouffées de bonheur.
Je lui fis faire un beau diadème formé de lotus d'or et le plaçai sur son front. Je lui fais faire une belle robe tissée de fils d'argent et la plaçai sur sa peau. Je lui fis faire un grand collier d'Isis pour parer son buste de déesse, de lourds brassards d'or et d'argent pour ses bras et ses poignets, deux sandales d'électrum pour que ses pieds ne foulent plus jamais la poussière du sol.
Je lui fis bâtir un temple où son image multipliée clamait son nom à toute heure, je lui donnai des prêtres pour célébrer son culte le jour, des vierges pour son culte la nuit.
Les serviteurs au palais n'avaient d'yeux que pour elle et moi-même j'étais comme un serviteur n'ayant d'yeux que pour elle.
Et lorsque au matin se levait le soleil, Aube à son tour se levait sur Thèbes et chacun pouvait dire :
« – La Reine se lève et le Roi est dans un jour heureux. »
Mais déjà ma charge de Pharaon usait ma jeunesse. Je n'étais plus libre, le protocole millénaire m'imposait des obligations, m'éloignant peu à peu du pouvoir au profit des prêtres qui restaient dans l'ombre. Le palais fourmillait de directeurs et de serviteurs. Le directeur des ongles de Sa majesté venait deux fois par jour avec son personnel, tandis que le supérieur des onguents m'ennuyait avec ses masseuses. Le matin, la toilette du Roi durait des heures, chaque corps de métier, suivant une hiérarchie bien précise, déployant ses troupes dans mes appartements pour caresser ma peau et mes faux cheveux. Le directeur des fards me faisait faire les yeux, le directeur des huiles parfumées me graissait comme un embaumeur et les assistants du responsable des perruques passaient des heures à me montrer dans un miroir de cuivre ce qui me conviendrait le mieux pour la journée. Je sacrifiais un temps à l'étiquette, mais las des présidents de la garde-robe et des préposés aux bijoux, je reléguais tout ce beau monde eu service de la Reine et de ses suivantes pour me consacrer un peu plus aux affaires de l'état et du temple.
Je repris donc l'habitude d'aller chaque jour me baigner dans le lac sacré de Thèbes où je retrouvais mon enfance. L'atmosphère familière du temple purifiait mon âme et je passais parfois la nuit dans l'enceinte d'Amon. Je rentrais dans l'après-midi à Malgatta pour le conseil des sages, et le soir, la Reine était à mes côtés dans les beaux jardins suspendus du palais. Et s'il arrivait, parfois, que le dieu Min vint troubler mon corps sous les baisers d'Aube, durant nos promenades vespérales, nous en riions tous deux en contemplant son beau ventre rond où notre enfant bougeait déjà. Et, chaste je rentrais à Thèbes, gardant la puissance qui était en moi pour de longues méditations nocturnes le long des colonnades du temple aux cent portes.
M'éveillant très tôt dans mes appartements du temple, j'allais souvent dans la chambre de mon ancien écuyer où je disais mes premières prières à l'écart des prêtres qui restaient à mon service. J'y passais de longues heures et cela nous rapprochait un peu malgré la distance et le temps. Après avoir quitté Palmyre où Horemheb terminait la campagne d'orient, il était retourné en Nubie rétablir définitivement la souveraineté égyptienne dans les pays du sud, et je ne l'avais jamais revu.
Or, un matin, je le trouvais couché sur sa natte, enveloppé jusqu'au visage du fin drap blanc qui protège des insectes pendant la saison chaude, et il m'apparut comme une dépouille mortuaire. La surprise et l'émotion firent tressaillir mon cœur, et je me souvins de notre visite dans ma tombe des monts de l'occident, je lui avais promis d'en faire un prince, et voilà que ce grand soldat dormait sur le sol comme un novice. Je m'assis près de lui, et caressant de ma main son visage, je l'éveillais doucement comme un enfant. Il ouvrit les yeux et se mit à sourire, sans bouger, sans parler. Je savais qu'il me faudrait prononcer les premières paroles :
« – Tu as tardé, petit frère, tu as délaissé ton Roi pendant près de deux ans, j'ai frôlé la mort et tu étais loin de moi, pourtant j'avais plus besoin de toi que de tous les Nubiens réunis. Vois, je suis venu chaque jour dans ta chambre essayer de retrouver ton double, et tu n'étais pas là. »
J'avais parlé tout bas, comme à un enfant malade, comme un jour je parlerai à mon enfant après ses escapades dans les temples de la ville. Et Houy me regardait toujours, il ne souriait plus :
« – Mon Roi, ainsi tu n'as pas oublié ton petit frère. Moi non plus je n'oublie pas, chaque soir je revois ton visage dans la tombe de l'Ouest, ce m'est comme une prière, et parfois je prends ma main gauche dans ma main droite pour que mes doigts se souviennent de l'étreinte de tes doigts. »
Il me tendit les mains, et ce fut comme lorsque j'étais enfant, et je baissais les yeux, moi le Pharaon, moi le dieu d'Égypte, moi le guerrier victorieux, et c'est moi qui ne savais plus que répondre et qui tremblais d'émotion, alors il continua, parlant bas comme on conte une belle histoire à un petit enfant, et de parler si bas nos visages se touchèrent :
« – A l'annonce de ton départ pour l'orient, j'ai laissé Horemheb en Nubie pour rentrer à Thèbes et me préparer à partir pour Aram te rejoindre avec le gros de l'armée. Quand je suis arrivé à Damas, j'ai compris l'ampleur des forces de nos ennemis, et j'ai eu peur pour mon frère. Jours et nuits j'ai fait courir nos troupes jusqu'à Palmyre pour arriver en pleine bataille. L'annonce de la mort d'Azirou venait de se répandre parmi les combattants, et tous les Égyptiens se réjouissaient, mais aussitôt parvint la nouvelle que tu avais à ton tour rejoint le soleil sur sa barque. Mon cœur fondit dans ma main et je lançais nos troupes à la poursuite des fuyards, exterminant les Amourrites. Je fis rechercher ton corps et résolus de tenir ma promesse. Le général Nakht-Min fut chargé de te ramener d'urgence à Thèbes, car tu avais encore le souffle de la vie malgré tes blessures.
Quand je suis arrivé au palais, quelques semaines plus tard, j'ai su que les dieux te gardaient toujours entre la vie et la mort. Les prêtres n'ont pas voulu que je t'approche mais je sus que tu reposais dans les appartements de Reine. Alors un soir, comme les prêtres et les médecins venaient d'annoncer ta mort, au risque de perdre mon souffle de vie pour mon sacrilège, je suis entré dans ta chambre, déjouant la garde des prêtres endormis. Les dieux m'ont laissé t'atteindre, et je t'ai trouvé, sans vie, sans souffle, pâle comme un enfant du Nord, des bandelettes au ventre et cette cicatrice encore mal refermée près de l'oreille. J'ai osé te prendre à nouveau les mains, mon frère, et je fis le serment devant Maât que ces mains qui avaient touché les mains d'un dieu ne toucheraient plus qui que ce soit jusqu'à ce nous soyons réunis devant le sombre Osiris. Et en échange de ce vœu, je priais la déesse de m'accorder que tu vives. De mes mains de soldat, longuement j'ai massé ton corps pour réchauffer tes muscles froids, j'ai versé des onguents magiques et des parfums sacrés sur ta peau, j'ai lu les formules de renaissance consignées dans les papyrus d'Héliopolis, j'ai posé mes lèvres sur ta bouche jusqu'à sentir ton souffle à nouveau envahir ton corps d'enfant des dieux, j'ai serré tes mains dans mes mains jusqu'à sentir frémir tes doigts dans mes doigts, jusqu'à enfin entendre à nouveau ta voix qui murmurait une prière, jusqu'à voir tes yeux cligner sous la caresse du soleil. Alors j'ai remercié Isis. Et voici … »
Il se tut un instant, troublé. Pour briser notre émotion il s'écarta de moi et se mit à rire :
« – Et moi qui faisais le malheur des maris de la cour, ces grosses grenouilles des marais, je n'ai plus jamais posé mes mains sur le corps d'une femme. »
« – Ne ris pas, Houy, je comprends ce que tu dis. C'est Maât qui passe entre nous lorsque nous n'avons plus de mots pour nous parler. Quand tu me regardes et que je te regarde, c'est le langage des dieux que nous parlons dans le silence. La veille du combat au cours duquel j'ai pu voir la sombre couleur, j'ai pensé à mon état de Pharaon, j'ai presque regretté d'être ce que je suis, mais une chose pourtant m'a raccroché à la vie, une chose justifiait que je sois Roi, c'était notre rencontre, car c'est toi qui as révélé le dieu en moi, un soir, dans la montagne thébaine. Et quand parfois je sens ce dieu au plus profond de moi, quand en levant les bras je déploie mes ailes d'Horus, c'est ta main que je sens dans ma main comme la main de Thot, et cela m'est étrange, car depuis mon enfance, le guide que m'ont choisi les prêtres s'appelle Maya, mais mon frère, mon double, mon ka, c'est toi, et ce sont les dieux eux-mêmes qui nous ont fait nous rencontrer. Tu es comme Amon devant moi. »
J'entraînais mon frère jusqu'au lac. Il n'était couvert que du drap blanc de sa couche et moi du pagne long des prêtres. Nous avions l'air de deux fantômes dans le petit jour du temple qui s'éveillait à peine. Comme pour une cérémonie nous défîmes nos voiles en entrant dans l'eau sacrée du lac, et nous étions deux enfants des dieux perdus sur la terre de Geb au milieu des lotus encore fermés.
Mes serviteurs nous apportèrent des vêtements de prince et, sortant du temple et traversant le Nil nous prîmes en char la route de Malgatta, comme nous le faisions si souvent lorsqu'il était encore mon écuyer. En passant à la croisée des chemins de la nécropole, en souvenir de notre escapade parmi les pillards, il eut un regard complice à mon regard.
Je le fis entrer dans mes appartements et j'appelais mes serviteurs et tous les directeurs de la toilette royale. Pour la première fois je pris du plaisir à me faire raser, coiffer, oindre et masser tandis qu'il subissait maladroitement le même sort. Enfin j'allais le présenter à Aube, dans les appartements de la Reine. Il connaissait déjà les corridors et les cours intérieures qui mènent à ses appartements, mais je le guidais par la main, comme un rituel en lui parlant de Aube et de notre enfant qui viendrait trois mois avant le prochain Ipet. La belle était aux jardins, devant la fontaine de vermeil. Elle sourit en nous voyant et je lui dis :
« – Aube, voici mon frère. »
Et pour elle aussi il devint comme un frère.
(… à suivre …)