Recension de l'ouvrage :

Une histoire de la violence au Moyen-Orient. Hamit Bozarslan.
Paris : La Découverte, 2008.

Hamit Bozarslan est directeur d’études à l’EHESS à Paris et codirecteur de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman. Son Histoire de la violence au Moyen-Orient intervient alors que les crises et les guerres persistent dans cette région : la situation en Irak, la récente guerre du Liban en 2006, le conflit israélo-palestinien, le nouveau radicalisme islamiste qui interpelle les opinions occidentales depuis les attentats du 11 septembre 2001… autant de signes d’une violence inscrite dans la durée. Dans son ouvrage, Bozarslan se propose de mieux nous faire comprendre les ressorts de cette violence. La thèse qu’il défend rejette la pertinence des explications dites « culturalistes », qui ont le tort d’essentialiser une région, des populations, lesquelles seraient naturellement portées vers la violence, comme si elle était inscrite dans leurs gènes. Selon l’auteur, la violence est au contraire à contextualiser : « les dynamiques de la violence [sont à chercher] dans les contextes qui la voient émerger et dans les processus qu’elle déclenche à son tour » (233), nous explique-t-il.

L’auteur se livre à une approche chronologique de la violence au Moyen-Orient, organisant son ouvrage en trois parties. La première, couvrant la période 1906-1979, s’attache à montrer comment la violence fut d’abord portée par le nationalisme. La seconde, couvrant la période 1979-1991, traite de la montée en puissance de l’islamisme révolutionnaire et de sa répression. La troisième, qui embrasse la décennie 90 et les années 2000, s’intéresse à l’islamisme comme djihad et aux quatre guerres du XXIème siècle (Afghanistan, Irak, Liban, conflit israélo-palestinien).

D’une part, Bozarslan montre l’importance des événements, des ruptures, qui enclenchent des cycles historiques de violence et nourrissent les discours légitimant le recours aux armes. Ainsi, les changements de régime en Perse en 1906 (révolution constitutionnelle) et en Turquie en 1908 (révolution jeune turque), participent à la banalisation du recours à la coercition et à la violence comme mode d’action politique. La fin de la première guerre mondiale constitue un autre moment-clé, dans la mesure où les puissances occidentales, en particulier la France et la Grande-Bretagne, mettent en place les régimes mandataires. Le chapitre qui est consacré à ce sujet montre bien la responsabilité de ces deux pays dans la division arbitraire des provinces de l’ex-empire ottoman, et dans la mise en place d’Etats qui vont devenir les principaux acteurs de la violence.

 

En effet, face à la rébellion de populations qui ne se reconnaissent pas dans des nations construites de toutes pièces, les régimes mandataires « n’assurent leur survie que par une coercition accrue » (5). 1948 est une autre date majeure, marquée par le partage de la Palestine et la victoire du nouvel Etat d’Israël contre les régimes arabes. Cet événement est un séisme pour les Palestiniens, dont l’onde de choc se ressent aujourd’hui encore : non seulement parce que le conflit israélo-palestinien n’est toujours pas réglé, mais aussi parce que le problème palestinien, nous dit Bozarslan en citant Maxime Robinson, « a répandu la haine du juif dans des pays arabes où l’antisémitisme était pratiquement inconnu auparavant » (53). Enfin, la défaite arabe a contribué à délégitimer le pouvoir en Egypte, en Syrie ou en Irak, dans lesquels des coups d’Etat militaires ont mis en place des « régimes révolutionnaires » encore plus coercitifs que ceux qu’ils avaient renversés ! La dernière rupture de taille, l’année 1979, marque l’irruption de l’islamisme comme nouvel acteur principal de la violence au Moyen-Orient. C’est en effet l’année de la révolution islamique d’Iran ; de l’insurrection de la Mecque, grâce à laquelle des islamistes révolutionnaires, qui contestent un pouvoir allié des Etats-Unis, disputent à la gauche son anti-impérialisme ; des accords de Camp David entre l’Egypte et Israël, qui discréditent la gauche nationaliste arabe ; et de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, qui représente la trahison de la gauche internationaliste, cette fois-ci.

 

« Chacun de ces quatre événements s’inscrit dans une histoire propre. Mais par leur quasi-simultanéité, ils altèrent les subjectivités [et] les repères » : en effet, les concepts défendus par la gauche (anti-impérialisme, idée de progrès), laissent place à ceux que porte l’islamisme : « le couple dar al-islam/dar al-harb, ou encore le djihad » (110).

D’autre part, en plus de ce travail d’historicisation de la violence que mène Bozarslan, et qui est en soi un contre-argument aux explications exprimées en termes essentialistes, l’auteur pointe les facteurs non plus régionaux mais internationaux de la persistance de la violence au Moyen-Orient. On l’a vu avec l’épisode des régimes mandataires, mais cela est vrai aussi de la nouvelle idéologie globale de la sécurité, qu’il présente dans la dernière partie de l’ouvrage. Le succès de cette conception de la sécurité élaborée dans les cercles néo-conservateurs a été assuré par le 11 septembre, qui l’a transformée en « paradigme universel » (228).

Cette conception repose sur une incapacité à expliquer ou à comprendre la violence, qui ne se traite que par la répression, quitte à la radicaliser davantage. « Une telle négation des auteurs de la violence en non-sujets ne peut qu’aboutir à une compréhension extrêmement superficielle des dynamiques dont ils sont issus. Comment s’étonner dès lors [que des] militants radicaux parviennent à “objectiver” eux aussi leurs ennemis et trouver des moyens de rendre “impuissantes” leurs “puissances” ? » (228), interroge Bozarslan, qui voit là une explication des difficultés des Etats-Unis comme d’Israël face aux insurgés d’Irak, au Hezbollah ou au Hamas. A propos de l’Irak, un terrain que l’auteur connaît bien, ce dernier montre d’ailleurs à quel point l’offensive américaine a accéléré la fragmentation de la société et donné lieu à une pluralité de violences. La responsabilité occidentale, qu’elle se situe dans le soutien à des régimes autoritaires ou dans des interventions militaires directes, est bien ici un élément supplémentaire de réfutation de l’analyse « culturelle » des violences moyen-orientales.

Le grand intérêt du livre d’Hamit Bozarslan réside dans la mise à jour des ressorts historiques, politiques et sociaux de la violence qui défigure le Moyen-Orient. Cette lecture complexe, nourrie par une érudition et une bibliographie impressionnantes, constitue une réponse précieuse aux analyses binaires, en termes de choc des civilisations. En outre, l’appareil éditorial de l’ouvrage est soigné, puisqu’en plus d’une chronologie fort utile pour suivre le propos, figurent des notices bibliographiques des personnalités évoquées, ainsi que des définitions des concepts moyen-orientaux utilisés.

Cependant, le travail de l’auteur aurait été plus percutant s’il avait opéré des choix plus clairs dans les sujets traités. En effet, on se perd parfois dans les différentes formes de violence abordées par l’auteur, sans qu’il y ait toujours un lien évident entre changements de régimes, contestations sociales, attentats, guerres… Par ailleurs, plusieurs points de débat peuvent être soulevés. Premièrement, l’assimilation du régime baasiste irakien au totalitarisme, et celle de l’idéologie des frères musulmans à un « nationalisme fascisant » sont audacieuses mais contestables, car peu étayées. Deuxièmement, on peut juger que Bozarslan, même s’il fait une place aux facteurs internationaux de la violence, comme nous l’avons vu, les minore quelque peu. Leyla Dakhli, historienne spécialiste du Moyen-Orient, juge ainsi que « les critères de convergence établis par le FMI » ont été « des facteurs de déstabilisation […] à l’origine des émeutes urbaines des années 1980 dans les pays du Maghreb », tout aussi importants que « le mécontentement général face à la corruption et à l’usure du pouvoir » . Il n’en reste pas moins que l’ouvrage livré par Bozarslan constitue une synthèse indispensable pour qui veut approcher la complexité du Moyen-Orient, vers lequel, pour paraphraser De Gaulle, il n’est guère recommandé de voler avec des idées simples.