Et si une des voies du combat humaniste passait par la défense de l’érotisme ? Un érotisme vu comme « haut refuge de l’esprit de poésie », à l’inverse d’un érotisme galvaudé, dénaturé, instrumentalisé à des fins tristement mercantiles…

« Aller voir la feuille à l’envers », « se faire chahuter », « effeuiller la marguerite »… pour dire « faire l’amour », la langue française recèle bien des trésors oubliés. Ceux-là même que Jean-Claude Carrière répertorie dans un livre que je vous recommande vivement : Les Mots et la Chose. J’ai eu la chance d’adapter ce texte dans le cadre d’une création théâtrale : colonne vertébrale du spectacle, il était accompagné de poésies et de chants issus de la littérature érotique.

 

Si partager de bons textes est toujours un plaisir, d’autant plus sur un tel sujet, il ne s’agit cependant pas, ici, d’un acte tout à fait anodin. Transmettre ces textes, c’est en effet défendre un érotisme comme « art de donner au corps les prestiges de l’esprit ». Rien à voir avec les « tendances lourdes » de notre époque. Il n’y a qu’à regarder autour de soi, observer la surenchère à laquelle se livrent entre eux les magazines people les plus trash, visionner les émissions où les blagues salaces et les interviews touchant à l’intimité provoquent les rires les plus gras, relever l’inflation d’ouvrages dans lesquels les auteurs déballent et racontent par le menu leur vie sexuelle, souvent « hors normes ». Il n’y a qu’à s’intéresser à la puissance de feu sans précédent de l’industrie pornographique : celle-ci a généré un chiffre d’affaires dépassant les 2,5 milliards de dollars en 2006, et peut se féliciter qu’en 2002, les images X aient représenté 70% de la vente des contenus numériques.

 C’est une image de la chair triste qui est proposée par ces canaux, mais ce sont aussi des contre-valeurs qui sont diffusées. On pense ici à l’image désastreuse de la femme qui est véhiculée par le « X » : son corps réifié, sans identité, devient une chose dont un ou plusieurs hommes usent pour leur satisfaction personnelle. Voilà qui touche au fossé séparant la pornographie de l’érotisme, où chacun des partenaires, partageant le désir de l’autre, est à la fois objet de désir mais aussi sujet autonome et libre. Quand dans le premier cas la pulsion et l’instinct commandent seuls, dans le second la rencontre amoureuse se fait certes dans le cadre d’une attraction réciproque, mais qui n’exclut pas la tendresse, la crainte, l’incertitude. Au fond, l’érotisme est un humanisme : là où l’animal obéit à ses pulsions, l’homme met en scène son désir, l’habille de mots et le magnifie par l’art. Il s’agit d’un processus où l’homme domestique son désir, non pas pour le réduire mais pour lui offrir d’autres sources, relevant plus de l’esprit que du corps.

Comment être insensible à l’enjeu que représente la transmission de cet érotisme-là, lorsque la critique littéraire Marine de Tilly souligne que « personne ne semble pouvoir échapper aux images X, surtout pas les jeunes, qui sont les cibles de cette nouvelle sexualité surmédiatisée[1]. […] A trop vouloir tout se permettre, on en a oublié le désordre érotique, et peut-être même la liberté. Mais la pornographie fait vendre, alors que l’érotisme se vit. » Ces deux dernières phrases me font penser à la comparaison que j'aime à faire entre néolibéralisme et libéralisme authentique, le premier étant au second ce que la pornographie est à l’érotisme, c’est-à-dire à la fois son prolongement et sa négation même. Et si la métaphore n’était pas si fumeuse que ça ?

Dans les deux cas, l’individu, l’Homme, que l’on prétendait émanciper, se retrouve asservi, nié par une logique utilitariste dévastatrice, devenue une grille de lecture unique ne ménageant aucune place à tout autre système de valeurs, que celles-ci relèvent de la morale, du don désintéressé ou du moins sans contrepartie immédiatement « profitable ». Il y a d’ailleurs des traits communs à deux processus trouvant tous deux leur racine dans les années 1970 : d’une part la dynamique d’un nouveau capitalisme se traduisant par l’envahissement par le marché de pans toujours plus larges de nos sociétés, d’autre part la dynamique de l’industrie porno qui elle aussi s’est mondialisée, se joue des frontières, et s’immisce peu à peu dans la publicité ou la littérature… Dans les deux cas, oser critiquer ces dynamiques, c’est s’exposer à être renvoyé par ceux qui en tirent profit au statut honni de réactionnaire, alors même qu’il s’agit de s’opposer à des tendances profondément régressives et… anti-humanistes.


[1] M. de Tilly rapporte à ce propos l’apparition de tests dans les magazines pour adolescentes, aux intitulés détonnants, du type « Comment devenir une vraie salope au lit ? »…