"Vous me demandez ce que je pense de mes livres ? Infiniment plus de bien et infiniment plus de mal que vous" écrivait Julien Gracq, grand écrivain français peu connu du grand public, mais qui restera certainement comme l'un des plus grands du vingtième siècle, après sa mort ce samedi à Angers, à l'âge de 97 ans. Il avait refusé un prix Goncourt en 1951 pour son ouvrage, "Le rivage des Syrtes" et s'était tenu toute sa vie à l'écart du monde littéraire dont il avait dénoncé le fonctionnement très tôt.
Julien Gracq "pour la sonorité", de son vrai nom Louis Poirier, n'est pas aussi connu qu'un de ces écrivains dits moderne, et dont les audaces se limitent le plus souvent à l'usage des mots les plus grossiers: ceux-là franchissent allégrement les frontières, vers des pays où l'aspect ordurier de l'ouvrage enchante des habitants pour qui la France est un pays décadent depuis des siècles, à l'image de l'opinion des personnages d'Oscar Wilde et dont la culture à la dérive resterait une distraction un peu bourgeoise et pseudo-intellectuelle, avec ce besoin d'être "in". Cela c'est aussi le reflet de la culture telle qu'elle tend à se montrer de plus en plus en France. "Il n'y a personne parmi mes confrères, si je publie un nouveau livre, dont je convoiterais secrètement de connaître le jugement: constat ingrat pour moi, un peu désolant pour l'époque", confiait-il dans un entretien.
Mais Julien Gracq était poutant lu dans le monde entier, et reconnu pour la qualité de son oeuvre. Il ne s'est que peu exprimé dans des entretiens, et encore moins auprès des caméras de télévision. Dans un livre qui regroupe les rares entretiens qu'il a tout de même donné, il s'en explique: "On demande aujourd'hui à l'homme d'État d'être constamment en prise, en état de dialogue familier et immédiat avec les citoyens. On le demande aussi à l'écrivain avec son public, alors que son travail essentiel est d'écrire des livres – de qualité si possible – et non de « causer dans le poste », de parader sur les estrades télévisuelles, ou de discuter de ses livres avec les bambins des classes élémentaires. Cela n'a pas grand sens, ni grande portée, et on a le droit de s'en abstenir."
Sur le site de son éditeur, on peut lire dans sa biographie "Le pensionnat marque l'enfance de Julien Gracq. Il fréquente d'abord un lycée de Nantes, le célèbre lycée Henri IV à Paris puis l'École Normale Supérieure et l'École libre des Sciences Politiques. Agrégé d'histoire, Julien Gracq débute sa double activité en 1937. D'une part il entreprend son premier livre, Au château d'Argol, et de l'autre, il commence à enseigner, successivement aux lycées de Quimper, Nantes, Amiens, et se stabilise au lycée Claude-Bernard à Paris à partir de 1947, jusqu'à sa retraite en 1970." ainsi que retrouver la liste de ses 18 ouvrages.
Après son premier livre, publié à compte d'auteur, qui passe inaperçu avec uniquement 150 lecteurs, mais non des moindres, puisque parmi eux se trouvait notamment André Breton auquel l'ouvrage était adressé, Il était toujours resté fidèle à son éditeur, José Corti, dont il appréciait le travail à l'ancienne, et n'avait jamais fait paraître ces livres en "poche", non pas qu'il fut contre par principe, mais dans le doute que ce format puisse lui apporter de nouveaux lecteurs. Pour lire un livre de Julien Gracq, il convient donc, hormis pour l'édition de la Pléïade, ainsi que cela se faisait autrefois, de s'équiper d'un coupe-papier, afin d'en détacher les pages: cela apporte au moins l'avantage de se savoir le premier à l'ouvrir.
Si Julien Gracq avait refusé le prix Goncourt, il avait aussi refusé la Légion d'honneur, l'Accadémie Française, ainsi que les hommages insistants de François Mitterand, et était retourné vivre paisiblement à St Florent-le-Vieil, son village natal, sur les bords de la Loire. Si les éditions de ses livres sont toujours limitées, il avait eu le privilège d'être édité de son vivant dans la collection La Pleïade, et jouissait dans le monde des lettres d'un grand prestige international, avec également des ouvrages savants sur son oeuvre, traduits dans plusieurs langues.
C'est après un malaise à son domicile que l'écrivain avait été hospitalisé en début de semaine au CHU d'Angers, dans lequel il s'est éteint, ce samedi.
On lira aussi avec intéret "Un Balcon en Anjou", par Jérome Garcin, sur le nouvel Observateur