50 ans avant Dancer in the Dark, Kenji Mizoguchi osait un portrait de femme dévastée à qui la vie n’épargne aucune horreur. Mais là où Lars Von Trier s’arrête, trouvant dans la mort le facile échappatoire aux souffrances endurées, Mizoguchi va plus loin, explore avec férocité toutes les facettes du désespoir féminin dans Saikaku ichidai onna (La vie de O Haru, femme galante, mais les traductions de ce titre diffèrent parfois).

Ce film, sans concession ni fioriture, recule paradoxalement là où Von Trier s’avance lourdement, sans finesse; le premier offre une vision d’ensemble qui fait mal à l’âme, alors que le second, drapé de pathos en prêt-à-porter, s’oublie dès les lumières allumées. La hauteur prise par le réalisateur nippon lui permettant un traitement incisif de la condition féminine sans atermoiements superflu.

La distance de Mizoguchi évite le sentiment d’être pris en otage comme pour Von Trier, le film de ce dernier ne laissant d’autre choix pour le spectateur que celui d’être mécaniquement ému : beaucoup plus sincère et adroit, Kenji Mizoguchi tranche dans le vif avec une précision et un détachement chirurgicaux, pour qui l’ablation est permanente.

O Haru est une femme qui passera sa vie à chercher “l’amour sincère”. Mise sur cette voie dès son plus jeune âge par un homme de condition inférieure, avec qui elle a traditionnellement l’interdiction d’entretenir toute liaison, elle perdra tout en choisissant de s’adonner à cet amour impossible : une fois leur (courte) relation découverte, son amant lui laissera pour consigne de chercher à tout prix “l’amour sincère”, avant d’être décapité par de hauts responsables veillant au respect des bonnes moeurs. Dévastée lorsqu’elle apprendra la nouvelle, O Haru se remettra péniblement de sa mort, gardant à l’esprit ses dernières paroles.

Malheureusement pour O Haru, qui fera plusieurs tentatives pour trouver cet “amour sincère”, tant auprès des hommes qui croiseront sa vie qu’auprès de l’enfant qu’elle mettra au monde, la chance sera une bien capricieuse alliée. Croyant à plusieurs reprises pourvoir goûter au bonheur simple tant convoité, la descente aux enfers ne fera que la mener de plus en plus loin dans l’allée des supplices de la condition féminine, finissant par toucher le fond lorsqu’à 40 ans, elle n’a d’autre choix que d’exercer le plus vieux métier du monde.

Scène cruelle s’il en est, un moine que l’on croit prêt à s’offrir les services de la malheureuse O Haru l’utilisera même comme épouvantail pour ses apprentis à qui il entend démontrer les ravages du péché de chair et le résultat d’une vie dissolue ! O Haru est, à 40 ans, devenue trop laide même pour faire le tapin. Elle qui cherchait “l’amour sincère” se prostitue pour “l’amour vénal”, la vie l’a conduit à l’opposée de ce que ses rêves lui enjoignaient de faire dans sa fleur de l’âge.

Film d’une férocité implacable, la vie d’O Haru ne laisse que peu de temps au spectateur pour reprendre son souffle : il se met à espérer une amélioration à chaque nouvelle mésaventure de la malchanceuse O Haru, désespérément amoureuse de la vie, qui ne se relève d’une marche que pour en dégringoler dix. Cette fille de samouraï, superbe fleur promise à une grande destinée au début de son existence, se fanera sous les coups répétés d’intrigants, d’ambitieux et libidineux mâles. Une grande partie de l’oeuvre de Mizoguchi est ainsi résumée cette l’incroyable scène où O Haru, perdue dans ses pensées au cours de la visite d’un temple bouddhique, voit se superposer le visages des hommes qui ont croisé sa route par-dessus des figures en bois des représentations divines décorant le lieu de culte : les hommes ont un pouvoir d’origine sacrée sur les femmes, et les démiurges ne se privent pas d’en user et abuser.

Comme toujours chez Mizoguchi, le mâle ne respecte qu’occasionnellement la gente féminine, les règles traditionnelles nipponnes lui octroyant des privilèges seigneuriaux. Qu’il choisisse de transposer cette problématique dans le Japon féodal ne signifie pas que cette époque est révolue mais qu’au contraire, dans l’Empire du Soleil levant des années 50 (le film est sorti en 1952), rien n’a encore changé. Iconoclaste, le cinéaste japonnais dénonçait déjà bien avant la Deuxième Guerre Mondiale la condition féminine dans de nombreux films à l’image du sublime Gion no shimai. La prostitution, thème récurant de son oeuvre, est propulsée sur le devant de la scène car elle symbolise au mieux la soumission dans laquelle évoluent les femmes japonaises : elles ne peuvent travailler, elles dépendent financièrement et traditionnellement de leur mari, avec qui elles sont forcées de mener leur vie qu’elles soient liées ou non à lui par un lien “d’amour sincère”. Alors que seul cet amour devrait être à l’origine d’un couple, alors que lui seul peut libérer la femme, les us et coutumes nippons sont autant de chaînes qui laissent végéter et souffrir au fond d’une geôle de tradition les épouses.

Mizoguchi, à travers Saikaku ichidai onna, exprime avec force que seul “l’amour sincère” vaut la peine d’être vécu dans un couple, mais que les carcans sociétaux et traditionalistes forment des obstacles la plupart du temps insurmontables. Sans pouvoir librement choisir son conjoint, point de salut : formidable partisan d’une liberté absolue d’aimer et de respect des femmes, Mizoguchi était sans aucun doute très en avance sur son temps. Auteur de 90 films, réalisés jusqu’à sa découverte en Occident (grâce à la victoire de Saikaku ichidai onna au festival de Venise, justement) avec des moyens financiers tenant du bricolage, le message universel de Mizoguchi sonne juste aujourd’hui encore. Un film qui laisse des traces chez le spectateur, assurément.