Alors qu’Hugo Chavez, président du Venezuela, prédit à la Libye une guerre aussi longue que celle d’Irak, la presse iranienne explique que l’attentat du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York a servi de prétexte pour contrer la menace qu’exerçait Saddam Hussein sur Israël et s’emparer du pétrole irakien. La baronne Eliza Manningham-Buller, ex-directrice du MI5 britannique, n’est pas très loin de partager cette appréciation : pour elle, la guerre d’Irak ne se justifiait aucunement, et s’annonçait même contre-productive dans la lutte contre le terrorisme islamique. Pour la libyenne, elle observe en silence.

En précipitant la chute du régime de Kadhafi, en occultant toujours l’impact de la question palestinienne, se prépare-t-on de nouveaux « 11 septembre » ? Oui et non, estime en substance Mark Ensalaco, spécialiste du Moyen-Orient, qui estime que la pression diplomatique sur Israël et l’opinion palestienne et surtout l’absence de rétribution autre que symbolique pour les terroristes marginaliseront l’islamisme radical. Mais il y aura d’autres conflits, d’autres menaces terroristes, dues aux migrations forcées, découlant du changement climatique et des famines qu’il générera.

« Le terrorisme se traite politiquement et économiquement, non par les armes et les opérations des services secrets, » considère l’ex-directrice de la branche de défense du territoire et du renseignement intérieur (MI5) britanniques. Elle ajoute : « si c’est possible, mieux vaut toujours parler à ceux qui vous attaquent que de les attaquer ». Parce qu’il ne se produira pas « un Waterloo ou un El-Alamein », soit une confrontation décisive, la négociation s’impose. De plus, il faut négocier en s’appuyant sur une « autorité morale » afin de pouvoir traiter « les causes sous-jacentes ». Cela vaut tant pour les théâtres d’opérations extérieures que sur le plan intérieur…

Pas du tout, rien ne vaut la multiplication des drones et la traque assortie de l’élimination des terroristes, semblait répliquer le général Michael Hayden, ancien directeur de la CIA, lui aussi interrogé par la BBC en mars dernier dans le cadre du programme “Secret War on Terror”. Les drones sont des spécialités étasunienne et israélienne, de même que l’élimination, par des forces spéciales, des dirigeants adverses.

Poing de fer, gant de crin

Robert Fisk, dans The Independent, lie totalement les motivations des islamistes ayant détruit le World Trade Center et un bâtiment du Pentagone (car il n’adhère guère aux théories du complot sur le 11 septembre) à la question palestinienne.
La motivation religieuse reste pour lui subsidiaire.

C’est un point de vue qui se défend, mais qui relègue trop au second plan l’interprétation de la charia (ou même du christianisme, de ce point de vue), considérée en tant qu’aspiration morale à une justice sociale.
La question palestinienne n’est pas seulement liée à la volonté des Palestiniens d’être dotés d’un État, elle reflète la confrontation entre des individus pouvant s’estimer opprimés et un pouvoir « étranger » désigné cynique et corrompu.
Gestion familiale, à la Kadhafi « élargie » ?

L’État israélien a longtemps joui de la sympathie des opinions occidentales du fait de ses promesses égalitaires, incarnées par les kibboutz notamment, et de par son accueil généreux de populations démunies et opprimées (ainsi des Falachas d’Éthiopie).
À présent, sa classe politique, minée par la corruption, est vue en tant que représentante d’une dizaine de familles.

«Dans ce petit pays, dix grandes familles et dix grands groupes contrôlent les activités économiques essentielles et dégagent des marges anormales, profitant de leur impunité et de leur contrôle du marché, » estime Jacques Benillouche, qui ajoute que leur gestion s’effectue « en toute transparence » (entendez ici : au vu et su de tous).
Il dénonce en particulier un monopole bancaire exercé par deux banques, ce qui pour lui explique « le taux élevé des prélèvements appliqués pour chaque opération banale ».
L’absence de concurrence a bon dos : on peut multiplier les établissements financiers privés, nos sociétés démontrent que l’option économique gouvernementale ultra-libérale produit les mêmes effets.

En fait, la politique extérieure israélienne, c’est le poing de fer ; l’intérieure, c’est le gant de crin.

Benillouche, journaliste israélien, n’est guère enclin à sympathiser avec les islamistes iraniens ou du Hamas ou du Hezbollah. Mais il relève : « Nous entrons donc sans doute dans une ère d’attentats et de représailles qui attisera la haine et consolidera les thèses extrémistes dans les deux camps. ».

Sur son blogue, Temps et contretemps, Benillouche a invité Gérard Akoun. Ce dernier remarque qu’en Israël, « l’écart entre les revenus les plus hauts et les plus bas est l’un des plus importants parmi les pays développés. Le prix des loyers a flambé ; on ne construit plus de HLM depuis longtemps déjà ; le salaire de début (…) est de 4 200 shekels alors qu’il faut en payer 3 000 pour mettre son enfant dans une crèche ; un interne en médecine – ils sont en grève – est payé 20 shekels de l’heure, moins de cinq euros, et tout est à l’avenant. ».

Un modèle répulsif

L’une des voies réduisant possiblement l’influence du Hezbollah et du Hamas aurait été de faire en sorte que les Palestiniens de Jordanie, du Liban et bien sûr de Gaza ou de Cisjordanie, puissent s’exclamer : « Heureux comme un Arabe en Israël ». Dieu le serait en France, sans doute pas partout. Il ne l’est sans doute pas beaucoup plus à Rahat (sud d’Israël, localité israélo-bédouine) qu’en « Judée-Samarie » ou dans les quartiers pauvres d’Acre ou d’Haïfa.

La république israélienne à la romaine n’est sans doute pas plus à la démocratie ce que la république libyenne, présentée à l’athénienne par Kadhafi, pouvait l’être. Rome traitait peut-être mieux ses esclaves qu’Athènes, et dans ce cas, Kadhafi aurait adopté la ligne romaine. Du coup, les insurgés soutiennent que Kadhafi avait dépouillé les Libyens « blancs » pour favoriser les « Noirs » (libyens et allogènes), ce qui était à la fois vrai (pour certaines tribus, certains groupes libyens), et faux : hormis un généreux octroi de la citoyenneté, comme à Rome, les Africains ne bénéficiaient guère d’avantages supérieurs à ceux des plus pauvres des Libyens.

On nous a joué la même rengaine en France avec le PS (les « socialo-communistes ») et les immigrés. Que l’on sache, Sarkozy continue de mener une politique à la Kadhafi aux Antilles et à La Réunion, dont il n’est plus question de supprimer les niches fiscales et divers avantages (lesquels profitent surtout aux généraux en retraite, pour le plus flagrant, et par ricochet incertain aux économies locales).

La question cruciale pour la Libye (mais aussi pour l’Égypte et la Tunisie) sera de voir quel type de démocratie républicaine s’instaurera sous la houlette des conseillers des banques « centrales » mondiale et européenne (Bird, Aid, Berd…) et du FMI. Si le modèle venait à être estimé répulsif, avec ou sans des fils Kadhafi, il y aura encore des jours « heureux » pour le terrorisme. Remplacer une clique comme celle de Moubarak, un clan comme celui de Ben Ali, par dix familles, à l’israélienne, pourra donner – un temps – le change.

La traque au dahu kadhafiste peut durer longtemps. Sans doute pas aussi durablement que le suppose Hugo Chavez, car on lui substituera des variantes benalistes ou moubarakistes, aqmistes, &c. Si ces déclinaisons essaiment à travers le continent africain, et peuvent mettre la main sur des diamants ou des minerais tels des talibans afghans sur la drogue, Mark Ensalaco risque d’être démenti par les faits : le terrorisme peut parfois payer, assurer un certain bien-être, représenter un modèle plus attractif que répulsif.
De même, un ersatz de la charia (type bahraini ou soudanais), pas trop regardant sur les droits des djimis, peut concilier aspirations religieuses et sociales des dominants : un chrétien repu s’accommode aussi fort bien de la misère ambiante et saura excommunier l’équivalent du tenant argentin de la théologie de la libération.

Bérézina

Le ou les terrorismes, dix ans après le 9 septembre 2001, n’ont pas entraîné la Bérézina des puissances militaro-financières occidentales. Les mini-Waterloo ou micro-El-Alamein ont principalement fait des victimes parmi les populations (qu’il s’agisse des attentats ou des frappes des drones, au Pakistan, par exemple).

Robert Fisk souligne : « Combien de morts le 11/9 ? Presque 3 000. Combien au cours de la guerre d’Irak ? Qui s’en soucie ? ». Depuis 2003, sans doute de quatre (estimation Le Figaro des victimes civiles) à 40 fois plus (d’après Wikileaks et Al-Jazeera notamment, qui considèrent que 63 % des tués sont des civils, hors militaires et policiers, et recenseront bientôt près 200 000 autres victimes, blessées, mutilées, &c.). C’est possiblement sans compter les pertes des officines mercenariales, tues ou systématiquement minorées. 3 000 contre 120 000, mais plus progressivement.

En Libye, en six mois, 50 000 tués selon le CNT. Ajoutez-y 800 insurgés à Syrte depuis trois jours (même source) et peut-être 200 loyalistes (ou largement davantage) du fait des frappes. Autant ou presque, peut-être, de futurs terroristes (issus des deux camps) en moins. Mais cela reste sans doute insuffisant pour tarir la relève. Relève « intérieure » aussi : tout drone supplémentaire ponctionne le budget des États et favorise indirectement les émeutes, le banditisme individuel, la corruption (par le biais des ventes d’armes), &c. Israël, en état de guerre permanent, fait figure de laboratoire mondial.

Terrorisme et saines pratiques

Un laboratoire conçu, on le sait à présent mieux, au bénéfice de qui. Pour faire bonne mesure, ajoutons-y aussi quelques bénéficiaires oligarques grecs exempts d’impôts, un Takieddine par ci, un autre par là. Au fait, qui décide vraiment au juste de quoi ? Plutôt Dick Cheney, qui estime que la lutte contre le terrorisme ne s’achevera que par la « totale et définitive destruction des terroristes » (lequel emploie “permanent destruction” de manière particulièrement ambigue). En tout cas bien davantage qu’Eliza Manningham-Buller qui constate que les services et les experts préconisent, les gouvernements (ou leurs financeurs privés) disposent.

Ah oui, au fait, Dick Cheney fait pour lui-même un pied de nez permanent au fisc, estimant que le financement de l’effort de guerre, c’est pour les autres. Dame Eliza contribue à la lutte contre le terrorisme par sa part d’impôt sur sa retraite. Aussi, peut-être, volontairement, soutient-elle des ONG, pas forcément les plus liées au MI5.

En Libye, le CNT impute à la corruption et à l’évasion fiscale l’état dégradé des finances nationales, en particulier dans les villes loyalistes. On oubliera la gestion désastreuse des fonds nationaux libyens par BNP Paribas et le Crédit suisse. Ne surtout pas confondre le terrorisme insurrectionnel et le terrorisme institutionnel : ce n’est pas du tout, du tout la même chose.

De Dresde à Syrte

Il ne faut pas non plus confondre frappes chirurgicales et destructions massives, comme à Dresde, en Allemagne, ensevelie sous les bombes de la RAF. Mais dans le cas de Syrte, un observateur russe, ex-militaire, estime à présent qu’il y aurait des similitudes : « La situation ressemble au terrible hiver de 1995 à Grozny, Tchétchénie, où tout ce qui bougeait était bombardé, sans aucun bon système de guidage ou sans coordonnées précises. La seule différence était que la Russie et l’armée de l’air n’avaient pas beaucoup de combustible, donc les vols n’étaient pas aussi intenses que ceux d’aujourd’hui. Pour le moment, les forces aériennes de l’OTAN sont en opération quasiment 24 heures sur 24. ». Argumenty (.ru) titre « L’Otan commet un massacre à Syrte et rase la ville ». Ilya Korenev, ex-colonel, ne détaille pas trop qui capture et fusille les hommes tentant de fuir la ville avec leurs familles et renvoie femmes et enfants sous les bombardements, mais il note : « il n’y a pratiquement aucun moyen d’enterrer les cadavres… ». Encore quelques jours de la sorte et le choléra, d’autres épidémies, pas encore le scorbut dans cette ville affamée, feront le reste. Il s’agit peut-être d’exagérations, de propagande de seconde main. Les insurgés ont permis à la presse européenne et nord-américaine de pénétrer dans Tripoli avec leurs éléments avancés. Pour Syrte, ce sera un test.
Le ministère français de la Défense indique que, entre le 25 août 2011 06h00 et le 1er septembre 2011 06h00, la France a réalisé 93 sorties d’attaque au sol (Rafale Air, Mirage 2000-D, Mirage 2000-N et Mirage F1), principalement dans la région de Syrte. « De plus, au cours de cette semaine, les frégates La Fayette et Cassard ont effectué plusieurs tirs de harcèlement contre terre… » : c’est joliment dit.
200 blindés convergent vers Beni Walid, dont sans doute des chars qataris venus de Benghazi. Le 19 mars dernier, à Benghazi, sept chars loyalistes avaient été détruits et quatre capturés par les insurgés. Selon la presse occidentale, toute la ville de Benghazi risquait d’être rasée. Population : plus d’un million d’habitants dans l’agglomération. Beni Walid, sans doute 50 000. Avec 200 blindés, si la ville résiste vraiment, ce sera sans doute plus efficace.