Vieilles Gloires dorées : Silvana Mangano dans Edipo Re

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Dans la filmographie de Pier Paolo Pasolini, Œdipe roi (1967) se situe après Uccellacci e uccellini (Des Oiseaux, petits et gros, 1966) et Théorème (1968). Il préfigure les films à thèse du réalisateur comme Porcherie, Le Décaméron, ou Salo ou les 120 journées de Sodome. C’est aussi le premier grand rôle de Silvana Mangano avec Pasolini (suivront immédiatement Théorème et Le Décaméron, mais elle était apparue peu avant dans La Terre vue de la Lune, une séquence, tournée au cours du repérage d’Œdipe, du film collectif Les Sorcières).


Le 19 janvier 1974, Pasolini publie une tribune, Sono contro l’aborto, dans Il Corriere de la Sera. On ne s’attendait guère à ce qu’il se prononce contre l’avortement. Contre le nouveau fascisme de la consommation, donc contre l’avortement, résumera-t-on trop rapidement. En fait, Pasolini confesse intimement sa conviction, en fonction, aussi de sa relation utérine avec sa mère, et bien sûr sans prendre le parti du « cléricalo-fascisme » ni rompre avec le Parti Radical qui fit de la Cicciolina sa représentante au Parlement européen.

Peut-être avait-il peur de ce que pourrait la majorité dominante masculine de ce droit à l’avortement, peut-être redoutait-il ce que pourrait en faire d’autres que son militaire de père. Dans Œdipe Roi, la première scène, de facture contemporaine, fait intervenir un militaire, faisant intrusion dans la relation d’une mère avec son jeune fils. Puis la tragédie de Sophocle et le sort réservé à Œdipe enfant par le mythe sont évoqués par des scènes censées être tournées en Grêce. Il semble évident qu’elles le sont, notamment en extérieur, au Maroc, où les figurant·e·s ont été recrutées sans considération de savoir si leurs pieds sont grecs ou romains. On sait qu’Œdipe tuera son père et épousera sa veuve, Jocaste, interprétée par Silvana Mangano. On retrouve, au vingtième siècle, un Œdipe aveugle, guidé dans les rues d’une cité italienne moderne, Bologne, par un jeune garçon.

 

C’est dans l’univers de ruines antiques marocaines, parmi des gens des villages proches d’elles, qu’évolue Jocaste. Sans chercher à recréer on ne sait quel style de jeu tragique antique, Pasolini confère à Jocaste des pauses hiératiques, comme s’il s’agissait d’une représentation théâtrale. Pour approcher le mythe, la fable, le conte moral, Pasolini se départit du néo-réalisme et tout simplement du réalisme. Pasolini est plus proche d’Anouilh, voire, idées politiques mises à part, de Claudel, que de Zola ou de Vittorio de Sica ou Roberto Rossellini. Et puis, le conformisme de gauche, surtout s’il est acceptable pour la droite, l’insupporte. En cela, lui qui fut proche de Lotta Continua s’affirme, avant la lettre, d’ultra-gauche. Comme, plus tard, Julien Coupat, il sera inculpé d’« instigation à commettre des délits et apologie du crime », soit de menées terroristes.

 

Silvana Mangano († déc. 1989, Madrid), tourne Œdipe alors qu’elle a 37 ans, en pleine maturité de femme, de mère, d’actrice, et d’égérie du cinéma italien. Elle qui, né pauvre, fut une enfant de la balle avant de devenir l’amante de Marcello Mastroianni, est l’épouse, depuis 1949, du producteur de films à succès Dino De Laurentiis. Elle est définitivement lancée en tournant avec Vittorio De Sica ou Luchino Visconti, avec lequel, pour Les Sorcières, elle tourne la séquence La Sorcière brûlée vive en compagnie d’Annie Girardot et Helmut Berger. Visconti, l’employant dans Mort à Venis, Ludwig ou le Crépuscule des Dieux ou Violence et passion, amplifie son statut d’actrice internationale capable d’interpréter des rôles difficiles. Elle retrouvera, en 1987, Mastroianni, pour Les Yeux noirs, de Nikita Mikhalkov, et ce sera son dernier film. Donnant la réplique à Alberto Sordi et Bette Davis dans L’Argent de la vieille (1972, de Luigi Comencini, produit par Dino DE Laurentiis), elle avait obtenu un fort mérité premier prix d’interprétation, le David di Donatello, qu’elle avait déjà obtenu pour L’Or de Naples ou Le Procès de Vérone et Les Sorcières.

 

Dans Œdipe, Silvana Mangano joue tant la véritable mère de Pasolini, l’institutrice de la première scène, que la reine Jocaste. Pasolini estimait vraiment que Silvana Mangano lui évoquait, tant physiquement que par d’autres côtés, sa propre mère. Cette reine, en tant qu’épouse, n’est qu’un personnage secondaire de la société de Thèbes, choisie par la destin pour sacrifier son sort au salut de son royaume. Elle apparaît vêtue de blanc ou de bleu. Ses répliques sont rares : son statut la contraint au silence des subalternes, en dépit de son rang. Elle rend compte de la symbiose qui lie la mère et l’enfant dans l’esprit de Pasolini et on peut estimer que l’article du réalisateur contre l’avortement découle aussi de ce démonstratif approfondissement de cette sensation physique et poétique éprouvée par Pasolini enfant. Les lieux des ébats d’Œdipe et de Jocaste laissent penser à des sanctuaires spirituels où la relation sexuelle serait rituelle, ritualisée. Sa dramatique réplique Non volio sapere ! (je veux continuer à l’ignorer) alors qu’Œdipe va lui faire l’amour après l’avoir nommée sa mère prend encore davantage de relief quand on sait que le scénario ne prévoyait pas cette scène d’amour physique. Silvana Mangano a dû revoir son rôle et la réplique en conséquence. Le rôle qui s’achève par un suicide, destiné à libérer Œdipe de l’emprise du passé et du poids de l’inceste, qui déstabilise tant le souverain que la cité de Thèbes, demandait une très forte implication. Pasolini tiendra, tout autant que les producteurs (Bolognini ou Rossellini), à lui confier le rôle de, Lucia, la mère, dans Théorème. Elle sera la Madone du Décaméron.

 

L’année 1972 sera très chargée pour Silvana Mangano qui enchaîne les rôles dont celui d’Elena, une femme mûre et quelque peu libertine qui conduira un beaucoup plus jeune amant au suicide par dépit amoureux. Ce film, D’Amore si muore, de Carlo Carunchio et Guiseppe Patroni Griffi, est assez significatif de ces débuts des années 1970.

Rappelons que les années 1960 s’étaient achevées, en France, par le suicide, en septembre 1969, d’une enseignante, Gabrielle Russier, âgée de 32 ans, qui avait vécu une histoire d’amour avec l’un de ses élèves, Christian Rossi, alors âgé de seize ans. Le parquet avait fait appel, pour l’aggraver, de la condamnation. André Cayatte tournera, début 1970, Mourir d’aimer, avec Annie Girardot dans un rôle inspiré par le sort de Gabrielle Russier. Charles Aznavour interprète la chanson du film.

 

Je ne connais pas de biographie de Silvana Mangano. Peut-être que Veronica De Laurentiis ou l'une de ses autres filles en prépare une. En revanche, Annie Girardot a rassemblé ses souvenirs dans un livre, Partir, Revenir, les passions vives, pour Le Cherche Midi éditeur. Elle m'évoque bien davantage de souvenirs que Silvana Mangano. Mais cette rubrique des Vieilles gloires dorées (et parfois fanées), des Oldies but Goldies, n'est pas destinée à consigner mes souvenirs, mais les vôtres, en commentaires. Que vous inspire encore Pasolini ou Silvana Mangano ?

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Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !