Le non-Maghreb marginalise l’Afrique du Nord

Par Francis Ghilès*

Depuis le 11 septembre 2001, des voix influentes en Occident tentent de convaincre qu’il existe une malédiction économique islamique. La réussite de la Turquie et de la Malaisie, tout comme les projets ambitieux de certains pays du Golfe, démontrent amplement que modernité et croissance, créativité et distribution équitable des richesses peuvent parfaitement se conjuguer au présent en terre d’Islam – il ne s’agit pas de dogme mais de géopolitique.

· Ouvrir les frontières

Force est pourtant de reconnaître les défis considérables auxquels font face de nombreux pays musulmans. Le désarroi, le désenchantement et la fragilité des jeunes, leur confrontation au chômage, et surtout le sentiment qu’ils ont d’être exclus d’une mondialisation qui se fait sans eux (et, à les entendre, contre eux!), les rend sensibles aux sirènes des extrémistes. N’est-il pas temps que ceux qui ont eu l’avantage d’une éducation supérieure et l’occasion de connaître le monde, prennent la relève? Si les frontières étaient ouvertes, les peuples pourraient peut-être prendre en charge leur destinée. Or les frontières restent closes, les hommes fuient, surtout les plus pauvres (quand certains de ceux qui sont éduqués à l’étranger ne rentrent pas), et les capitaux s’exportent par dizaines de milliards de dollars. Ainsi, les bourgeoisies et les jeunes construisent leur avenir ailleurs.

Ouvrir les frontières des pays d’Afrique du Nord, encourager la libre circulation des personnes, des idées, des investissements et de l’énergie, encouragerait les hommes et les femmes – et notamment les entrepreneurs – à relever le défi de la mondialisation. Quand on confronte les intérêts économiques des pays maghrébins en analysant les secteurs de l’énergie, du transport aérien, du système bancaire et de l’industrie agroalimentaire, on conclut très vite que les intérêts sont complémentaires et beaucoup plus importants qu’il n’y paraît à première vue.

Les défis auxquels fait face l’Afrique du Nord, offrent une formidable occasion pour moderniser des systèmes de production et de gouvernance souvent obsolètes et construire un monde nouveau, basé sur des produits et des manières de travailler au diapason du XXIe siècle qui offriront à des chômeurs l’opportunité de découvrir des idées et des mondes qu’ils ignorent. L’entreprise privée, l’éducation et une justice équitable sont au c?ur de cette révolution, mais, sans une ambition politique forte, rien ne se fera.

Ce diagnostic est sévère car il se voudrait au service d’une grande ambition, celle de construire le Grand Maghreb de bas en haut, de donner aux entreprises, grandes ou petites, privées ou publiques, le rôle central qui leur revient. Tant que le Maroc ne sera pas en mesure d’acheter du gaz et de l’ammoniaque algériens, comment voulez-vous que ses grandes entreprises puissent se battre sur les marchés d’exportation avec des chances de réussir? Et tant que l’Algérie importe des biens et services de Chine plutôt que du Maroc, comment voulez-vous créer des emplois? L’eau est un défi régional, tout comme l’énergie renouvelable. Si vous ne réduisez pas vos coûts de production, pourquoi voulez-vous que les investissements étrangers affluent? Peut-on prévoir le jour où l’Algérie, dont les réserves de change se chiffrent aujourd’hui à 160 milliards de dollars, investira ses capitaux grâce a un fonds souverain au Maghreb plutôt que d’accumuler des milliards de dollars, vite dévalués, dans des banques occidentales? Est-ce rêver que penser que le Maroc n’aura plus peur que l’Algérie lui coupe un jour le gaz si elle lui en achetait, scénario au demeurant fort improbable?

Nulle part, ne flotte un drapeau du Maghreb. C’est aux jeunes générations de relever ce défi que leurs aînés semblent refuser.

Pourquoi l’avenir est-il illisible?

Les pays d’Afrique du Nord se ressemblent plus qu’il n’y paraît: les systèmes bancaires servent essentiellement les nomenclatures, rarement les jeunes entrepreneurs qui ne disposent pas de réseau. Les capitaux s’expatrient, peu ou prou, partout. Pourquoi les élites politiques de cette région se voilent-elles la face? L’absence de dirigeants ayant une vision stratégique explique pourquoi l’avenir de cette région reste flou, sinon illisible.

Les élites politiques ont fait de la prudence et du manque d’imagination leur règle de conduite, et de la fuite des capitaux leur medium. Voici un demi-siècle, le 28 avril 1958, dans un appel lancé de Tanger, les dirigeants politiques nord-africains dont Mehdi Ben Barka (Maroc), Omar Boussouf (Algérie) et Taïeb M’hiri (Tunisie) exprimèrent la «volonté massive des peuples du Maghreb Arabe d’unir leur destin» et proclamèrent le droit du peuple algérien a l’indépendance. Vous ne trouverez aujourd’hui que de très pâles copies de ces géants tant les partis politiques qui, en 1958, représentaient les forces vives de la région, ont été émasculés.

Le verre au quart plein

Le lancement de l’Union pour la Méditerranée doit, dit-on, aider à relancer le Processus de Barcelone, au-delà de la politique de proximité proposée par l’Union européenne.

Celle-ci reste tout à fait d’actualité, mais il faut d’abord voir le verre comme un quart plein et pas aux trois quarts vide. Ensuite, se poser deux questions: L’Europe ne devrait-elle pas oser une politique beaucoup plus ambitieuse vis-à-vis du Maghreb sur deux ou trois questions, dont celle de l’énergie qui est sans doute la plus importante? Est-ce trop demander aux élites politiques du Maghreb de reconnaître que les politiques nationales détruisent de la valeur à toutes les étapes de la chaîne économique et sont dénuées de rentabilité? Le Processus de Barcelone reste un outil utile mais insuffisant. Peut-être qu’une plus grande concertation des politiques extérieures de la France, de l’Italie et de l’Espagne (mais aussi de l’Allemagne et du Royaume-Uni) dans la région maghrébine, en tirant les leçons positives de l’expérience conjointe au sud du Liban, viendrait renforcer un nouvel élan…

Il faudrait encourager davantage les pays d’Afrique du Nord, qui s’avèrent incapables de constituer des partenariats à part entière, d’accélérer le pas.

*Francis Ghilès est Senior Fellow de l’Institut européen de la Méditerranée à Barcelone. Correspondant chargé de l’Afrique du Nord au Financial Times, consultant international, il collabore régulièrement au BBC World Service

Source : Journal « L’ECONOMISTE » du Maroc

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