Comment les salafistes ont été neutralisés

Exclusif. Le jugement des membres rescapés d’un groupe djihadiste arrêtés il y a un an s’est achevé le 30 décembre. En s’appuyant sur les procès-verbaux d’interrogatoire des trente condamnés, Jeune Afrique a pu reconstituer le film des événements qui ont secoué la banlieue sud de la capitale entre le 23 décembre 2006 et le 3 janvier 2007.

La chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis a eu la main lourde. Très lourde : deux condamnations à mort, visant Imed Ben Ameur, menuisier, né le 20 mai 1973 à Sousse, et Sabeur Ragoubi, ouvrier, né à Kairouan le 2 juin 1983 ; huit condamnations à la réclusion à perpétuité ; plus des peines allant de cinq à trente ans de prison pour les vingt autres coaccusés. Prononcé tard dans la nuit du 29 au 30 décembre 2007 par le juge Mehrez Hammami au terme d’une audience marathon marquée par le retrait de la quarantaine d’avocats du collectif de défense des prisonniers, ce jugement constitue l’épilogue judiciaire de l’affaire dite du « groupe de Soliman ».

Si elle venait à être confirmée et exécutée – Samir Ben Amor, un des défenseurs des prévenus, a annoncé qu’il interjetterait appel -, cette sentence marquerait un revirement doublé d’une régression humanitaire, la Tunisie observant, depuis 1993, un moratoire sur les exécutions capitales.

Tous les condamnés ont été déclarés coupables de participation à une entreprise terroriste, et certains ont été impliqués dans les affrontements meurtriers avec les forces de sécurité qui ont fait, selon un bilan officiel, 14 morts, dont 12 terroristes, 1 policier et 1 militaire, entre le 23 décembre 2006 et le 3 janvier 2007. Les motivations et le parcours des principaux protagonistes de cette affaire, presque tous éliminés, et parmi lesquels figurent 6 activistes – 5 Tunisiens et 1 Mauritanien – affiliés au GSPC algérien, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, restent obscurs. Et les débats, bâclés, n’ont pas aidé à comprendre les raisons qui ont poussé des dizaines de jeunes sans histoire ni affiliation politique marquée à basculer dans l’aventure djihadiste.

Que s’est-il réellement passé il y a un an, dans le triangle Grombalia/Hammam-Lif/Soliman ? Comment les salafistes ont-ils pu se jouer pendant des mois de la surveillance d’une police omniprésente et supposée infaillible, et circuler sans être inquiétés entre Kasserine, Sidi Bouzid et la banlieue de Tunis ? Quels étaient leurs objectifs réels, leurs cibles ? Même si des zones d’ombre subsistent, notamment en raison d’une chronologie assez vague – « en juin », « au début de l’été », « pendant le ramadan » -, et même si beaucoup d’éléments essentiels à la compréhension de l’affaire font toujours défaut, comme les circonstances précises de la mort des deux agents des forces de sécurité, le récit que vous allez lire permet de se faire une idée un peu plus précise du film des événements. Il s’appuie exclusivement sur les procès-verbaux d’interrogatoire des trente condamnés, tels qu’ils ont été communiqués aux avocats de la défense. Une exclusivité Jeune Afrique.

Djebel Boukafer, quelque part dans un maquis islamiste non loin de Tebessa, dans l’est de l’Algérie : Lassaad Sassi, 37 ans, est impatient et fébrile. Il vient de recevoir l’aval de ses chefs du GSPC pour entreprendre une mission particulièrement délicate : s’infiltrer en Tunisie pour y créer des cellules de soutien logistique, et recruter et former de futurs terroristes. Sassi, qui se fait appeler Abou Hechmi, est un élément très aguerri. Ancien de la garde nationale tunisienne (l’équivalent de la gendarmerie), vétéran de la Bosnie, il est passé par les camps d’entraînement d’Al-Qaïda en Afghanistan avant de rejoindre les maquis du GSPC. Il rêve maintenant de poursuivre le combat dans son pays natal. Il réussit sans peine à convaincre quatre de ses compatriotes, Mohamed Hédi Ben Khlifa, Zouhair Riabi, Mohamed Mahmoudi et Tarak Hammami, et un Mauritanien natif de la bourgade de Nbaghia, Mohammadou Maqam Maqam, alias « Chokri », de l’accompagner. Les six hommes formeront le noyau dur du Jound Assad Ibn Fourat, les soldats d’Assad Ibn Fourat, le conquérant arabe de la Sicile.

Un arsenal rudimentaire

Dans la nuit du 22 au 23 avril 2006, le commando passe clandestinement la frontière, à Bouchebka, et gagne le Djebel Chaambi, point culminant de la Tunisie (1 544 mètres d’altitude), après quatre jours de marche. Son arsenal est rudimentaire : six fusils-mitrailleurs kalachnikovs, des chargeurs, quelques grenades et des talkies-walkies. Le 27 avril, Sassi et Ben Khlifa, un Bizertin de 25 ans, quittent le refuge pour se rendre dans la ville voisine de Kasserine. Ils achètent des vivres et des cartes téléphoniques Tunisiana avant de retourner au camp. Quelques jours plus tard, c’est au tour de Hammami et de Mahmoudi d’assurer le ravitaillement. Mahmoudi, originaire de Ben Guerdane (Sud tunisien), a pris rendez-vous, par le truchement de sa famille, avec un contact censé lui fournir une cache dans la ville de Sfax et qu’il doit rencontrer aux portes de la ville. C’est un piège. Les deux hommes sont arrêtés par les forces de sécurité, qui saisissent sur eux une grenade et un peu d’argent1.

Ne les voyant pas revenir, Sassi et ses trois compagnons comprennent rapidement. Ils doivent improviser. La géographie du Djebel Chaambi et des montagnes de la région ne se prête guère à l’action clandestine, la végétation y étant trop rare. Ben Khlifa prévient son beau-frère, Ramzi el-‘Ifi2, sympathisant islamiste installé à Sidi Bouzid en qui il a entière confiance, et lui fixe rendez-vous à la gare routière. Il lui demande de lui trouver une cache en ville. Sans succès. Les infiltrés changent leurs plans et se mettent en quête d’une planque dans la banlieue de Tunis. On leur présente Wael Ammemi3, vendeur de vêtements dans les souks. C’est la couverture idéale : ­commerçant, propriétaire d’une Renault Express, il fait de fréquents voyages et ne peut donc éveiller les soupçons. Ramzi et Wael aident le groupe Sassi à entrer en contact avec Majdi el-Amri et Sahbi el-Masrouki, membres d’une cellule salafiste tunisoise. Début juin, les clandestins gagnent la capitale à bord de l’Express, s’installent chez Majdi et finissent par trouver une planque à Hammam-Lif, localité populaire à une quinzaine de kilomètres au sud de la capitale.

Un campement à Aïn Tbornog

Il faut maintenant « rapatrier » les armes enterrées dans les montagnes autour de Kasserine. Ramzi s’y attelle, en compagnie de trois élèves de l’Institut supérieur d’études technologiques de Sidi Bouzid, militants d’un petit cercle d’étudiants salafistes, dont un certain Rabia Bacha, originaire de Soliman. Détail étonnant : les membres du groupe, qui ont fait l’aller en voiture, effectuent le trajet du retour en bus avec les armes dissimulées à l’intérieur de gros sacs de sport ! Pendant tout l’été et l’automne, le groupe, fort désormais d’une grosse vingtaine de membres, multiplie les précautions et change plusieurs fois de cache, tout en restant dans un périmètre restreint, entre Hammam-Lif, Ezzahra et Hammam-Chott. Sassi initie ses apprentis guérilleros au maniement des kalachnikovs et à la fabrication d’explosifs à partir de produits en vente dans le commerce. Il ne semble pas avoir envisagé d’actions kamikazes et privilégie la voiture piégée comme mode opératoire. Le groupe djihadiste projette de s’attaquer aux « infrastructures vitales » de la République, à des « objectifs symboliques » ainsi qu’aux « intérêts étrangers » et à « des personnalités tunisiennes et étrangères ». Mais il n’en est qu’au stade préliminaire des préparatifs : les pièces versées au dossier d’accusation ne font nulle mention « d’attentats planifiés » contre les hypermarchés Carrefour ou Géant ou les ambassades américaine ou britannique.

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