Syrie : vers une partition ou un renversement d’alliances, vraiment ?

Je ne sais si vous l’avez remarqué, mais la perception de la guerre civile syrienne a nettement évolué ces dernières semaines. D’une part, le régime facilite les reportages « au lit avec » ses partisans, d’autre part, le Hollande bashing ne fait même plus recette dans les colonnes du Figaro (il faut relever que son propriétaire se retrouve en délicatesse avec la justice). Bref, il s’agit de préparer les esprits à des évolutions improbables, mais envisageables : retournement d’une partie de l’ASL et du régime contre les djihadistes, partition entre côtiers fidèles au régime, Kurdes, et fractionnement du reste du pays.

Pierre Haski, de Rue89, ne sait pas lire le François Hollande dans le texte. En cause, cette phrase du locataire de l’Élysée : « il ne s’agit pas d’installer ceux que nous avons combattus au Mali ou il y a quelques mois en Libye ». Ce qui veut dire : ne facilitons pas les choses aux djihadistes ou à une future clique de dictateurs. Les deux actuellement en place (régime et djihadistes) sont des massacreurs, ceux qui l’emporteront risquent d’en être d’autres (avec, y compris, partie de mêmes).

Pour les classes possédantes du rivage méditerranéen, en Libye, tout baigne. C’est l’arrière-pays alaouite, mais les sunnites se tenant à carreau, ou les chrétiens, ou les autres, du moment qu’ils peuvent subir les effets d’une inflation galopante (qui approche les 70 %), se sentent à peu près aussi bien que des Israéliens sur les plages de Tel Aviv.

Pour les moins bien lotis, le quitte ou double du régime n’est pas contesté : la victoire ou la mort. En général, on préfère différer son propre trépas, et on peut quand même espérer que le régime pourra obtenir des aides alimentaires qui ne seront pas toutes captées par la famille au pouvoir. Cela étant, quelques unes, divers acteurs, y compris dans les allées (ou plutôt soupentes) du pouvoir, se prennent à penser que les al-Assad sont une vraie plaie. Négocier discrètement avec les généraux de l’ASL au chaud en Turquie, ou les chefs des brigades pas trop déjà islamisées, histoire de pousser la famille de Bachar dehors et recomposer pour se retourner contre les djihadistes, cela fait sens… sur le papier.

Il faudrait pour cela le feu vert des Russes, l’assentiment muet de Téhéran, et qu’Obama accepte l’exfiltration de Bachar et affidés trop marqués. Yaka-Faukon, refrain connu.

Toujours est-il que les télévisions occidentales réalisent des reportages auprès de tortionnaires ou combattants farouches propres sur eux, sachant tenir leur langue, et ne pas s’exclamer comme ceux d’en face « Allah ou Akbar » (le Montjoie-Saint-Denis local). Des gens comme vous et moi, mais contraints de prendre les armes, d’appuyer les militaires du régime, car de l’autre côté de la rue, du bloc de maisons, les fanatiques djihadistes ne font pas de quartier.

Ce qui n’est pas faux. En face, un combattant sur deux est un islamiste. Ce qui veut dire quoi ? Islamiste modéré, djihadiste, sunnite plus qu’autre chose, what else? Dans un pays ou même les laïques sont musulmans en majorité, d’une variété ou d’une autre (les Kurdes aussi sont musulmans, pas tous sunnites, loin de là, ni chiites à l’iranienne), on se doute bien que les distinguos sont difficiles à établir, surtout s’ils sont circonstanciels, temporaires. Entre les brigades de l’ASL entourées d’autres de la même ASL et celles qui cohabitent soit avec des djihadistes vraiment idéologiques, soit avec des brigands armés se réclamant du coran, eh, les choses ne s’apprécient pas toujours de la même façon et simultanément.

En aucun cas je ne voudrais me retrouver à la place des uns ou des autres, ou même dans un camp en Turquie, Jordanie, Liban, et encore moins à tenter d’obtenir l’asile politique en France. Ce qui incite à une certaine humilité dans la description floue d’une situation mouvante.

Sur le plan intérieur, cela se clarifie aussi un peu. C’est plus cocasse, voire farce, parfois. Ainsi quand Le Figaro, dont le patron, Dassault, fait de plus en plus figure de parrain, au moins dans l’Essonne, se retrouve de fait obligé de mettre en avant Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, il y a de quoi se taper sur les cuisses. Car ce prélat, par ailleurs académicien, soutient la ligne énoncée par François Hollande : des frappes étaient nécessaires, elles pourraient bien le rester.

C’est bien sûr cela, bien plus que la dénonciation du sieur al-Assad par le sieur Dagens, qui vaut à ce dernier des tombereaux de propos haineux. Pour les catholiques donnant de la voix, le sort des chrétiens de Syrie ou d’Égypte est totalement accessoire. Il ne s’agit que d’un prétexte pour soit dénoncer un Hollande timoré, soit un va-t’en-guerre, au choix, et inversement s’il le fallait. Quoi que les socialo-communistes fassent ou ne fassent pas, disent ou ne disent pas, il faut ajuster le tir. Pour dénoncer un dictateur, utilisant des méthodes gestapistes contre les opposants au mariage pour tous, auquel le grand démocrate au pouvoir à Damas fait de l’ombre, ou selon l’humeur et l’argumentation plausible du moment, tout est bon. On peut soutenir demain l’inverse de ce qui était avancé hier.

Le sieur Dagens voit donc ses propos reproduits par Le Figaro, qui en connaissait auparavant la teneur, mais n’avait pas de patron risquant cette fois sa levée d’immunité parlementaire. Cela donne à présent : « je répondrai au patriarche grec-melkite Grégoire Laham si celui-ci veut bien, avec les moyens dont il dispose, faire cesser le déferlement de messages haineux et violents que je reçois depuis une semaine, à la suite du dialogue que j’ai eu sur les ondes de Radio Notre-Dame. ».
Suit, dans la feuille qui avait donné la parole à Kadhafi, puis à Bachar al-Assad, un réquisitoire en règle contre « un régime criminel et sanglant ». Capable de faire attaquer une localité chrétienne pour attribuer cet assaut aux djihadistes et s’en servir pour sa propagande.

Le diocèse d’Angoulême n’ayant rien à vendre au Quatar ou à l’Arabie, on peut présumer que Dagens est sincère lorsqu’il se dit opposé à « une certaine opinion catholique, qui chante la ritournelle de la paix à tout prix. ». ll défend clairement la position franco-américaine. Je ne sais si c’est bien la vérité, mais on comprend que cette certaine opinion catholique veut l’exécuter, comme le chantait Guy Béart. Le plus rigolo est que, sans le nommer, il critique Nicolas Sarkozy, hôte favori des dictateurs. Faut-il le lapider après l’avoir écorché ou interrompre la lapidation pour rouer puis pendre ?

Sur le terrain, l’ASL recule. L’Isis (Islamic State in Iraq and Syria, soit le califat sunnite irako-syrien-libanais, ou EIIL, pour État islamique d’Irak et du Levant), lui a pris la ville frontalière d’Azaz. Azaz (ou Aazaz), c’est le nouveau Tombouctou moyen-oriental : on ne fume plus ouvertement dans les rues, les femmes se terrent, tous les « journalistes » (accusés d’être pro-occidentaux) sont à passer par les armes. Cela étant, l’ASL à Azaz était peut-être à peine moins islamiste radicale. Mais moins démonstrative, c’est sûr. La population n’a guère envie de subir cette brigade et verrait d’un bon œil la brigade Twahid jouer les arbitres (elle est alliée à celle du Bataillon de la Tempête du Nord, qui tenait la ville).

De son côté, Poutine met à présent l’emploi de toutes les armes chimiques sur le dos des rebelles (lesquels, il ne sait trop). Du coup, une vingtaine d’effeuilleuses d’un club de strip-tease moscovite, le Golden Girls, vont poser semi-nues pour un calendrier 2014 qui lui sera dédié. Après des élections municipales pas trop encourageantes pour lui dans les provinces, c’est bienvenu, la Syrie. L’expert allemand (l’Allemagne, tout comme le Royaume-Uni, a fourni à la Syrie de quoi confectionner du gaz sarin) a renchéri. Günter Meyer n’est pas convaincu par les thèses franco-américaines. Il pense même que les gaz pourraient provenir d’une Libye libérée par Nicolas Sarkozy.

Histoire d’embêter Hollande, François Fillon reprend cette thèse à son propre compte et félicite son cher ami Vladimir Poutine. Quelle belle volte-face, car, en novembre 2011, Fillon soutenait une résolution pro-rebelles.

Les humanitaires sont bien ennuyés. Pas trop bien tolérés par l’armée syrienne, ils sont détestés des brigades islamistes, car occidentaux. Du coup, pas moyen de faire de belles photos de distributions de vivres : les islamistes djihadistes s’y opposent… et pillent pour procéder eux-mêmes aux distributions (quand ils ne revendent pas ce qu’ils prélèvent). Les quelque 130 combattants djihadistes français reviendront (ou non) dotés d’un solide savoir-faire en gestion des stocks, logistique-transport, &c.

Selon Noam Chomsky (propos recueillis par Le Mur a des oreilles), « la Syrie va finir par être divisée, probablement en trois régions : une région Kurde, qui est déjà en train de se former et qui pourrait se joindre d’une certaine manière au Kurdistan Irakien semi-autonome, peut-être par le biais d’une sorte d’accord avec la Turquie. Le reste du pays sera divisé entre une région dominée par le régime de Assad – un régime horriblement violent, et une autre zone dominée par les différentes milices, qui vont des milices extrêmement malveillantes à d’autres plus laïques et démocratiques. ».

C’est un peu oublier que la Turquie, officiellement opposée aux brigades djihadistes sunnites, n’est pas trop mécontentes de voir des katibas razzier les avoirs kurdes. Bien sûr, du fait qu’Israël a toujours trouvé un tacite d’entente avec Bachar al-Assad, son maintien, au moins sur la région côtière, peut sembler préférable à l’aventure généralisée. Une partie de l’ASL (la non-combattante surtout) pourrait accepter un compromis avec des factions internes au régime, une autre pourrait, simplement pour assurer sa survie, se rallier au plus fort dans ses zones, soit aux djihadistes. Mais d’autres scénarios sont tout aussi plausibles.

Dans la mesure où les djihadistes dominent de fait à présent côté rebelles, pour obtenir des images, la presse, les médias, surtout les chaînes de télévision, vont filmer et taper la plaque côté loyalistes (de l’autre, on risque l’enlèvement, voire l’exécution rapide). Après son entretien accordé au Figaro, Bachar al-Assad est passé sur Fox News (qui ne rate aucune occasion de ridiculiser Obama). Encore un peu, et même Bernard-Henri Lévy finira par dire qu’al-Assad est un interlocuteur valable (après tout, un retournement de veste supplémentaire…).

Quand toutes les Syriennes, tous les Syriens de bonne volonté seront soit morts, soit en exil, il n’est pas sûr qu’on y verra plus clair…

 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

5 réflexions sur « Syrie : vers une partition ou un renversement d’alliances, vraiment ? »

  1. «  » » »« Il faut faire très attention à ne pas diaboliser tous les jihadistes » » » »

    il l’a dit ou il ne l’a pas dit?

  2. L’information la plus parlante : il y a mille groupes de combattants en Syrie, mille groupes qui vont ou qui ont infiltré l’ASL…

    Qui arme ces groupes islamistes souvent mieux équipés que l’ASL?

  3. [b]Guerre mondiale[/b]

    C’est le chiffre qui fait frémir: plus de la moitié des groupes rebelles qui luttent pour faire tomber le régime de Bachar el-Assad sont issus de la mouvance salafiste ou djihadiste.

    [b]Selon l’ONU, 58 % exactement des 600 factions armées les plus fortes – avec plus de 50 combattants – épousent cette vision ultrarigoriste ou obscurantiste de l’islam. [/b]«[u]Il y a un an, j’estimais à 5 % environ le nombre des rebelles issus des deux organisations liées à al-Qaida (le Front al-Nosra et l’État islamique d’Irak et du Levant, EIIL, NDLR[/u]), affirme Moktar Lamani, le représentant de l’ONU sur place à Damas.

    Maintenant, les membres de ces deux groupes et les salafistes en général sont en nombre au moins 40 % des 150 000 insurgés environ qui se battent sur l’ensemble du territoire.»…

    [url]http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2013/09/18/10001-20130918ARTFIG00494-syrie-la-poussee-djihadiste.php?google_editors_picks=true[/url]

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