Panama Papers : Les suites envisagées par Thomas Piketty

L’économiste Thomas Piketty livre ce dimanche une tribune au Guardian (parue dans l’édition du Monde réservée aux abonnés) dans laquelle il envisage les suites à donner aux Panama Papers. Pour lui, il conviendrait de commencer par harmoniser la fiscalité entre France, Allemagne, Italie et Espagne… Pas sûr, pourtant, qu’avec ou sans Brexit, le Royaume-Uni s’alignerait.

Faute de prendre le temps de traduire de l’anglais la tribune de Thomas Piketty, je vous en livre une adaptation (libre, rapide, mais fiable) des extraits les plus marquants (l’original ayant été publié en français par Le Monde, en accès restreint sur son site). Depuis les révélations de Denis Robert sur Clearstream, ou les LuxLeaks de 2014, et tant d’autres épisodes (USB, HSBC, Crédit suisse, &c.), peu d’initiatives gouvernementales efficaces, voire drastiques comme l’exigerait l’ampleur de l’évasion fiscale, sont intervenues en Europe.

Au contraire, cela s’aggrave. Thomas Piketty relève que le Royaume-Uni s’apprête à se livrer à du dumping fiscal et réduira son taux d’imposition à 17 %. Ce, tout en protégeant ses paradis fiscaux des Îles vierges ou d’autres territoires de la Couronne au large de la Grande-Bretagne. Si la course à l’exonération fiscale se poursuit « nous allons tous finir par nous aligner sur le taux irlandais, à 12 %, ou éventuellement à zéro pour cent, ou rivaliser de bonus aux investissements, comme c’est déjà parfois le cas. ». Ce alors que les Etats-Unis ont fixé à 35 % leur taxe fédérale sur les bénéfices (à laquelle s’ajoute, localement, des taux allant de 5 à 10 %, selon leurs États).

« C’est la fragmentation politique européenne et l’absence d’une autorité politique solide qui nous font dépendre du bon gré des intérêts privés ». Alors que « si quatre pays, France, Allemagne, Italie et Espagne, qui représentent 75 % du PIB et de la population de l’Eurozone, mettaient au point un traité fondé sur la démocratie et la justice fiscale, incluant une mesure rigoureuse d’alignement sur un système d’imposition commun pour les grands groupes privés, les autres pays seraient contraints de s’aligner ». Ne serait-ce qu’en raison des conditions de transparence que réclament les diverses opinions publiques.

Sur ce point, je ne sais trop si les dirigeants populistes de Pologne, Hongrie, voire même d’un pays scandinave, ou d’autres pays d’Europe centrale, se montreraient si sensibles à des opinions qu’ils manipulent (ou musèlent, comme en Pologne et Hongrie). Mais effectivement, l’alliance fiscale entre l’Allemagne et l’Europe du  sud aurait sans doute des moyens de forcer des évolutions, voire d’imposer des sanctions et mesures de rétorsion. Cela laisserait peut-être de marbre le Royaume-Uni dont le commerce extérieur avec l’Eurozone est plus réduit que celui avec le reste du monde…

Piketty évoque l’ampleur de la fraude fiscale et remémore le cas Cahuzac : le gouvernement a éprouvé les plus grandes peines à établir l’existence de ses comptes en Suisse, à Singapour (et n’avait pas décelé celui des Seychelles, via Panama). Sans l’insistance de Médiapart, l’affaire se serait tassée.

L’exigence de transparence, « qui ne commencera à s’appliquer, frileusement, qu’à partir de 2018, avec de flagrantes exceptions, par exemple pour les trusts et les fondations » ne s’accompagne guère de sanctions pour les pays s’en affranchissant. Un peu comme pour le climat, la pollution, on se berce d’illusions en faisant confiance au volontariat, à la bonne volonté des pays priés de bien vouloir prendre des mesures. Sans sanctions commerciales et financières, cela restera un vœux pieux.

« Seule la systématisation de sanctions de ce type, au moindre manquement (et il s’en produira, notamment du côté de nos chers voisins suisses et luxembourgeois), validera la crédibilité du système à mettre en œuvre ».

Parallèlement, un enregistrement centralisé des fonds détenus s’impose. Ce qui implique que Clearstream, Eurostream ou Swift en Europe, la Depository Trust Corporation aux É.-U., soient mises sous contrôle. Une taxation sur les transactions qu’elles opèrent peut et doit s’appliquer, dont les revenus pourraient être affectés à des causes telle la lutte contre le réchauffement climatique.

Mais est-ce envisageable « alors que les gouvernements ont fait si peu depuis 2008 pour lutter contre l’opacité financière » ? Pour Piketty, ils n’auraient fait preuve que de naïveté, estimant qu’il n’était nullement urgent d’agir. Naïveté ou complicité ? Ou collusion d’intérêts tant individuels (pour les hauts-fonctionnaires et les politiques soucieux de se recaser) que collectifs dans la mesure où il était estimé que les grands groupes encore nationaux bénéficiaient du laxisme ? Piketty ne soulève pas ce type de question mais relève que les banques centrales ont sauvé la mise de la sphère financière (notamment du secteur de la bancassurance) pour éviter la banqueroute généralisée de type 1929. Cela valait-il blanc-seing pour la SocGen et d’autres banques, par exemple ?

Piketty relève que les réserves des banques centrales, qui ont progressé en pourcentage du PIB, sont beaucoup moins élevées que ce que les entreprises, les particuliers, ou les collectivités peuvent mobiliser. « En réalité, cela reflète surtout l’hypertrophie des avoirs du secteur privé et l’extrême fragilité du système en son ensemble. ». Comme le redoutait récemment Denis Robert, le cas de figure de l’après-2008 n’est guère reproductible : les caisses publiques sont à sec, il sera très difficile de faire encore davantage appel aux contribuables sans risquer une insurrection.

Le titre de la contribution de Piketty au Monde est « Pourquoi les gouvernements ont-ils fait si peu depuis 2008 pour lutter contre l’opacité financière ? ». La question reste en fait posée. Laisser entendre, comme le fait diplomatiquement Piketty, qu’il a été considéré qu’il suffisait de relancer l’économie (ce qui ne s’est pas réellement produit : les déficits publics s’aggravent, tout comme le chômage en Eurozone ; seuls les profits financiers progressent… jusqu’à la prochaine crise), et que tout s’arrangerait sans mesures coercitives, c’est quelque peu court. Épargner à la finance des mesures réellement coercitives, sans compensations, a été l’objectif de fait de la plupart des gouvernements. Les comptes et bilans sont plus présentables, les bilans moins déséquilibrés, les réserves en fonds propres gonflées, mais pour le reste…

On peut se demander comment (et même, surtout, pourquoi), il se pouvait que la SocGen, pour ne citer qu’elle, était, jusqu’en 2015, détentrice, via ses filiales en Suisse, Luxembourg et aux Bahamas, de 979 sociétés offshore montées par le seul cabinet panaméen (était-ce bien le seul partenaire de la SocGen pour ce type de montage ?), et que cela ait pu échapper à tout le monde ? En fait, dès ses enquêtes de 1995, bien avant 2008, Denis Robert avait recueilli des confidences à demi-mot du gouverneur de la Banque de France. Pratiquement tout le monde devant savoir, savait. Et Sarkozy de jurer encore, jusqu’à sa campagne présidentielle de 2012, que le problème n’existait plus car il l’avait éradiqué. Ce n’est qu’après la divulgation des Panama Papers qu’une descente de la police financière est intervenue à la SocGen, mardi 5 avril. Ce qui a laissé deux jours pour s’organiser… de part et d’autre.

Les contribuables de plusieurs pays ont été sollicités pour sauver la mise de Dexia. Elle passait par Experta Corporate & Trust Management, une sous-filiale de la BIL (Banque Intl à Luxembourg) que détenait Dexia jusqu’en 2011. Ainsi, Dexia avait créé plus de 1 600 sociétés offshore. En Belgique, une enquête est en cours pour des faits qualifiés par Ecolo-Groen (le parti vert belge) de « crapuleux et injustes ». Raoul Hedebouw, du PTB, commente : « pendant que des gens renflouaient Dexia avec leurs impôts, Dexia passait son temps à expliquer aux riches comment éviter de payer ces mêmes impôts ». D’anciens premiers ministres belges siégeaient au conseil d’administration de la BIL. Les contribuables français et luxembourgeois ont aussi été mis à contribution pour garantir le financement de Dexia, qui avait passé des contrats léonins avec les collectivités locales et territoriales françaises. Le sauvetage fut organisé, en France, par le gouvernement Fillon.

Quels comptes seront demandés aux dirigeants de Dexia et aux personnalités politiques qui savaient de quoi il en retournait ? Pourquoi une descente de police à la SocGen, et pas au siège parisien de Dexia (à La Défense) ou ailleurs ?

À présent, Dexia Crédit Local (qui a succédé à Dexia), émet des obligations garanties par la Belgique, la France et le Luxembourg. Elles seront lancées le 12 avril prochain.

Frédéric Oudéa, Dg de la Société générale, a menacé la presse française et nous tous de poursuites s’ils (la presse, nous-mêmes) persistaient dans leurs « amalgames ». Il peut commencer par le quotidien belge Le Soir qui résume l’évidence. Pendant que les contribuables renflouaient la SocGen et Dexia, et d’autres, des banques détroussaient encore un peu plus les États « en leur soustrayant leurs contribuables les plus nantis », écrit Le Soir sans la moindre ambiguïté. On veut aussi nous faire croire qu’elles ont agi seules, sans bénéficier de la moindre complaisance de l’administration et des ministères concernés ?

Le préalable à ce que suggère Piketty, soit de fédérer Allemagne, France, Italie, Espagne (et sans doute Portugal) en vue d’imposer à l’Europe la transparence, supposerait de faire d’abord le ménage. Il y a déjà matières à sanctions avant d’en envisager de nouvelles. Ces futures sanctions amèneraient sans doute à exiger du Royaume-Uni de s’infliger ce qui vise de nouveau Panama. 

Le Nobel péruvien de littérature Mario Vargas Llosa, épinglé par les révélations des Panama Papers, a estimé qu’il comprenait que la loi soit transgressée « puisqu’elle pousse à la transgression ». C’est bien le fond du problème. Parce que, selon lui, l’impôt serait une « expropriation ». Là, plus besoin d’adapter, on peut traduire… Le pauvre est un assisté qui bénéficie d’infrastructures et aides que lui concèdent qui peut payer l’impôt. Le riche, lui, soit s’est appris à lire et écrire, et faire fortune, tout seul dans la jungle amazonienne ou un désert asiatique, ne devant rien à la société, soit a hérité de sa famille, et on le pille pour redistribuer aux moins riches. Il est logique qu’il soit poussé à la transgression.

Effectivement, lois et absence de sanctions poussent à la transgression : quand une société est sanctionnée par des amendes versées au fisc, ses dirigeants ne sont pas inquiétés et elle se rattrape en montant ses tarifs (voyez l’augmentation des frais bancaires). Quand elle favorise l’évasion fiscale, les impôts grimpent pour compenser, mais la société fraudeuse bénéficie de dégrèvements censés favoriser l’investissement (et l’augmentation des primes des dirigeants, indirectement).

Quant aux individus, tel Lionel Messi, le footballeur, d’un côté il menace de poursuivre en diffamation, de l’autre, lui et sa famille négocient discrètement avec le fisc espagnol. Qui sera certainement compréhensif.

Quand le clan Le Pen se fait épingler, c’est la conséquence d’un complot… Les relais du FN diffusent à présent que George Soros et la CIA ont fomenté les fuites des Panama Papers pour salir les patriotes de tous les pays (dont bien sûr saint Vladimir Poutine, le hadj et marabout Bachar, &c.).

Selon le Süddeutsche Zeitung, au moins 28 banques allemandes, dont Commerzbank et la DB, ont eu recours aux services de Mossack Fonseca. En France, la seule SocGén ? En Italie, où la fiscalia de Turin coordonne les enquêtes policières, il n’y aurait que les banques Unicredit et UBI (qui démentent toute implication) à être concernées ? C’est un peu comme pour l’affaire des émissions des véhicules diésel. D’abord, ce n’est que VW. Puis un peu tout le monde.

Il y a, avant que les suggestions de Piketty soient longuement, étudiées, peaufinées, puis éludées, évacuées et enterrées, une autre solution. Elle est suggérée par Bernard Bertossa, ancien procureur général de Genève, cosignataire, avec R. Van Ruymbeke et d’autres magistrats, de l’Appel de Genève qui fit suite aux révélations de Denis Robert. Que l’existence même des coquilles financières dans les paradis fiscaux soit totalement ignorée, que ces « sociétés masque » ne puissent plus ouvrir de comptes dans des banques normales qui devraient radier les existantes de leurs livres de compte, et considérer que les futures s’adressant à elles n’ont aucune qualité juridique, sont une fiction nulle et non avenue. Il ne leur resterait plus, pour leurs transactions, que les très risqués bitcoins.

Au-delà du cabinet Mossack Fonseca & Co, et de ses filiales, des autres cabinets panaméens, il y a le cas de Malte qui, formellement, condamne l’évasion fiscale, mais se refuse, tout comme le Royaume-Uni, à toute harmonisation fiscale européenne qui viserait notamment à ne plus transférer des bénéfices dans des coquilles vides, des zones d’exemption fiscale. Leur dénier toute existence juridique hors de Malte, ou des îles britanniques, serait aussi envisageable.

Dès novembre 2008, Van Ruymbeke déclarait « on nage en pleine hypocrisie. Depuis 1996, il n’y a eu aucune volonté politique d’éradiquer sérieusement les paradis fiscaux ». En avril 20016, Denis Robert exprime exactement, presqu’en mêmes termes, la même chose. Aujourd’hui, Heiko Maas, ministre allemand de la Justice, évoque des « mesures unilatérales » au cas où la pression internationale viendrait à l’appui des « manipulations criminelles ». On espère que Bercy et le garde des sceaux français sauront prendre l’Allemagne de vitesse. Enfin, on peut faire semblant d’y croire. Pour le moment, Julien Dray estime que la SocGen devrait rendre des comptes à l’Assemblée nationale française : on prendra son temps… Dans dix ans, voire vingt, de tractations, d’actions judiciaires, d’appels, de recours, on en reparlera… peut-être.  

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

2 réflexions sur « Panama Papers : Les suites envisagées par Thomas Piketty »

  1. Eh oui, c’est navrant que, comme d’habitude, rien ne va être fait contre cette délinquance en col blanc des plus riches, protégée par nos élites de droite comme de gauche, alors que pour des infractions ultra mineures, comme publier un tweet raciste (est-on encore en démocratie quand on n’a plus sa liberté d’expression sur Internet ?), certains Français d’en bas font plusieurs mois de prison ferme !

  2. Il ne faut pas être naïf : les fonds offshore font vivre beaucoup de gens, et captent l’argent sale (trafics et escroqueries en tout genre, comme par ex. les faux sites de trading sur le Forex, le marché des devises).
    Cet argent sale doit être blanchi… Or, quoi de plus  » sûr  » (ce n’est pas toujours le cas, un état peut faire défection) que des obligations ou emprunts des états ou garantis par eux ? Actuellement, les taux avoisinent zéro ou sont de fait négatifs. Qu’importe quand il s’agit de blanchir de l’argent sale ? Mais certains ministres des Finances peuvent estimer que leur état y retrouve son compte… L’argent clandestin sert également à  payer des pots-de-vin pour obtenir des marchés industriels ou commerciaux. Qui va palper doit très souvent (à  moins d’être un émir de famille royale) dissimuler.
    Certains états en viennent à  considérer que, pour lutter contre l’évasion fiscale, il faut développer l’optimisation fiscale : les pauvres payent plein pot, les riches proportionnellement beaucoup moins, mais leur argent se réinvestit nationalement. Pendant un temps, si on investissait en actions françaises (Eurotunnel, par ex.), jusqu’à  un certain seuil, la somme d’acquisition était déduite du revenu imposable. Chaban-Delmas payait très peu d’impôts (les indemnités de ses mandats n’étaient pas imposables et l’avoir fiscal, créé en 1965, était pour lui très fort). La suppression de l’avoir fiscal, en 2004, a très certainement contribué à  renforcer l’évasion des capitaux. Pour les entreprises, la transparence totale (sur leurs avoirs et activités à  l’étranger) serait, selon le Medef, un handicap.

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