Occupy Bucarest : fléchissement, mais vague de fond durable

Il fait très froid à Buc, il vente, et 13 jours après le début des manifestations spontanées dans toute la Roumanie, le président Basescu a enfin réagi, sur le mode d’un de Gaulle dénonçant la « chienlit ». Il s’adresse ce soir, mercredi 25 janvier, à ses concitoyens. Peut-être répercutera-t-il les suggestions du FMI : légère augmentation des salaires et des retraites. « De nombreuses explications seront nécessaires et utiles, » a-t-il indiqué. Cela, avec le froid, peut suffire… jusqu’à la toute, toute prochaine fois.

Quelques manifestations ont marginalement dégénéré depuis le 14 janvier. « Bah, tu sais, ce ne sont pas vraiment que des autonomes comme en France, plutôt de simples casseurs, » estime A. C., qui, comme presque toutes les personnes travaillant comme lui individuellement a dû s’adapter à l’austérité.

Lui, comme beaucoup, compte surtout sur lui-même et… un timide retour de la croissance qui ne profiterait pas qu’aux mêmes. Mais, parmi les Indignés d’Occupy Bucarest, il y a aussi quelques – rares – autonomes radicaux.

Écrire que les Roumains, comme les Français, sont d’abord et surtout des individualistes, n’avance pas à grand’ chose. Trop rapide…

Poursuivre en soulignant que le passé communiste contrecarre et accroît à la fois cet individualisme, c’est sans doute une semi-vérité. Autant évoquer une sorte de solidarité familiale rurale, d’autres notions passe-partout, et leur éventuelle rémanence.

Mais les jeunes qui ont rejoint les « budgétaires » (fonctionnaires et assimilés), des salariés et beaucoup de retraités, ceux du mouvement Occupy Bucarest (ou plutôt « Bouc », Bucaresti), d’autres, sont loin d’être des casseurs, lesquels, très minoritaires, sont beaucoup moins visibles, et ne vandalisent plus. Il y a eu quand même plus de 8 000 personnes (5 000 selon la police, 20 000 selon les manifestants) dans les avenues de la capitale, de très nombreux rassemblements ailleurs. Le 28 prochain, une manifestation syndicale est autorisée dans la capitale. Un ministre, Teodor Baconschi (Affaires étrangères) a été révoqué, celui qui avait démissionné (voir notre article précédent) a repris son poste à la Santé publique, à la satisfaction des manifestants. Des parlementaires d’opposition refusent de siéger… et réclament aussi des élections anticipées.

Désaffection généralisée

La caractéristique essentielle de ce mouvement qui fédère tant des militaires limogés ou d’active que des étudiants (et tant d’autres catégories), c’est le rejet de quasiment toute la classe politique. Aussi, l’exaspération devant la dureté de l’existence, voire la honte, pour certains (comme ces professeurs qui monnayent les notes aux parents d’élèves), de devoir recourir petitement à la corruption qu’ils dénoncent grandement. Beaucoup de jeunes ont fui à l’étranger, d’autres ont dû renoncer (provisoirement, espèrent-ils) à leurs études : revenus en baisse, droits d’inscription en hausse. Sans toujours pouvoir trouver de petits boulots (deux, parfois, de jour puis de nuit : certains magasins d’alimentation ouvrent en permanence ; mais d’autres ont renoncé, ferment à présent à minuit).

Entre le gouvernement, les partis majoritaires (y compris les grandes formations de l’opposition), le dialogue est rompu. Cela s’est traduit dans les urnes (plus de 60 % d’abstention en 2008), dans les slogans du type « majorité, opposition, même misère », et dans les agressions contre certains journalistes censés conforter le système.

Socialisme, non communisme

Adevarul, le gratuit le plus lu en Roumanie, reproduit sur son site le discours fictif du président rédigé par le journaliste Cătălin Tolontan. Il commence par le rappel du déficit de renouvellement des générations (dû à l’austérité, à l’émigration), de la dette extérieure, du chômage. Mais tout va bien : « Dragi români, nous avons la stabilité, nous maîtrisons l’agenda, le PIB croît… vos sacrifices n’ont pas été inutiles… ». Nous allons former un gouvernement d’experts, d’union nationale, réduire le nombre des parlementaires, lesquels ne bénéficieront plus de l’impun… de l’immunité… (bon, traduction très approximative, mon roumain est déjà loin derrière moi…). La poursuite de la modernisation n’est pas négociable, ajoute Băsescu (pcc Tolontan). « Il » termine par « nous sommes aujourd’hui 200 Roumains de moins, mais plus unis ». C’est ce que România Curată (groupe d’ONG) aimerait entendre, en partie, entremêlé de beaucoup d’ironie contenue.

Si la modernité consiste à construire encore plus d’églises pour la Bor (Biserica Ortodoxă Română, autocéphale), à saccager l’environnement, cela passera mal. « Nous voulons des hôpitaux, pas des cathédrales, » proclamait une pancarte parmi d’autres notant pentru (4, soit mal), l’église dominante.

Mais la nostalgie du communisme est faible. La perception de ses tares s’est déplacée, notamment avec l’accueil fait aux voisins de la République moldave, considérés par beaucoup comme des assistés et des profiteurs (une généralité à l’emporte-pièce), et les privilèges de certains, vus tels des legs d’un système à la fois trop égalitaire et trop inégalitaire. « La jeunesse capable fuit… pour ne pas risquer de devoir maintenir une horde de fainéants, malins, ou retraités à 39 ans, » résume ma correspondante.
Ce n’est pas un discours « droitier », c’est un ressenti assez général. Mais ce qui est attendu, c’est surtout des rémunérations plus décentes, la fin de maints abus, et le rétablissement des services publics, des mairies plus soucieuses de la qualité des trottoirs que de trouver des passe-droits pour les édiles, &c. Certains pointent aussi la minorité mafieuse de la communauté Rrom, présumée parfois de mèche avec les autorités (des ONG rrom, des intellectuels tziganes, sont aussi parmi les manifestants).
Une vie décente, moins d’inégalités criantes, c’est principalement ce que réclament les Roumaines et les Roumains, dont la sensibilité politique est très diversifiée. L’extrême-droite nationaliste radicale avait un temps tenté certains, mais elle reflue (en dépit ou en raison aussi de la diversité des revendications de la minorité magyare, qui module ses diverses expressions en fonction du sentiment du moment).

Expression
sans ligne directrice

L’Europe est assez peu critiquée, car c’est le FMI qui est perçu en tant que principal prêteur.
La population estime que les « magnats » (les oligarques) ont été épargnés tandis qu’on vit de plus en plus mal (avec un taux unique d’imposition à 16 %, à la Tchatcher), les préconisations du FMI ayant été détournées pour que seul le peuple en subisse les conséquences.

La situation peut être considérée prérévolutionnaire, mais sans bases idéologiques claires. Hormis quelques royalistes, qui n’ont pas trop convaincu, restent peu structurés, la volonté de changement, soit de prolongement de l’adhésion à la « révolution » (provoquée) de 1989 reste peu motivée par des considérations autres qu’une meilleure gouvernance, et le départ des « profiteurs de la Révolution ».
Car quelques « martyrs », réels ou proches de certains élus, sont grassement rétribués pour se taire ou approuver ceux à qui ils doivent certains indéniables avantages (non-imposition et autres).

Marion Gyonvarch, du Petit Journal de Bucarest, qui participe aussi au site Roumanophile, ou Le Courrier des Balkans, recueillent nombre de témoignages, tous concordants : le débat est politique, mais sans lignes directrices, si ce n’est le pragmatisme et l’aspiration à un meilleur reflet de la société civile à la faveur de nouvelles élections bouleversant le statut-quo, mettant fin aux querelles partisanes. Plus d’Europe ou d’État, moins d’État et d’Europe, on verra… au gré des circonstances.

Pratiquement toute la jeunesse se reconnaît dans Alexandru Gheorghe, jeune officier de 27 ans, blogueur et manifestant en uniforme, qui se défend d’être un « héros national ». Il provient d’une famille modeste, ne veut pas être esclave d’un crédit (souvent en euros), mais est emblématique d’un « mouvement social multiple, encore incohérent (…) qui n’a aucun lien avec les partis, » comme le résume Daniel Barbu, politologue, qui évoque « un cumul des conflits ». Tous pauvres, et non manipulés, mais déterminés… Le vent glacial véhicule l’optimisme en Roumanie, car la population croit vraiment qu’elle imposera le, ou plutôt les changements.

Futur incertain

Quel que soit le futur président ou gouvernement roumain (si les actuels devaient chuter), le futur immédiat ne sera pas rose. Ce qui menace notamment la Roumanie, c’est l’emprise du secteur bancaire étranger sensible à la crise de l’euro, relève le Bucarest Herald. Le FMI a pointé que 80 % du secteur bancaire sont constitués de multiples banques étrangères (italiennes, françaises, grecques, autrichiennes… mais tout le monde est présent, y compris la Royal Bank of Scotland). La Roumanie, depuis 2008, a un déficit budgétaire convenable, mais craint un fléchissement des investissements étrangers (Nokia s’est trouvée un remplaçant italien, De Longhi, pour son unité de Jucu, près de Cluj, Bosh pourrait s’implanter en Roumanie, mais d’autres pourraient se retirer).
Emil Bloc a opposé une fin – temporaire, mais… durable – de recevoir aux suggestions du FMI de renforcer un peu les revenus des plus pauvres. « Si nous nous préservons du populisme et de faire des pas en arrière, oui, sans doute à l’avenir… », a commenté le Premier ministre.

Certes, la mamaliga (la polenta) n’explose pas, et la Roumanie pourrait se résigner à attendre patiemment les mesures économiques espérées. Mais la position du parti dominant au pouvoir (il s’agit d’une coalition), les Démocrates-Libéraux, est quasiment désespérée. Si des manifestations tournaient à l’émeute, toute la population considérerait que ce serait le fait d’éléments infiltrés. La coalition de l’opposition, l’Union sociale libérale, risque d’imploser.

Basescu, au lieu de répondre aux aspirations populaires, s’est lancé mercredi soir dans une longue diatribe contre l’opposition, les anciens de la Securitate (la police politique du Conducator communiste), a brocardé des « colonels à la retraite », et fini par dire qu’il se considérait toujours légitime. C’était devant des parlementaires, peu avant sa conférence de presse de 17 heures (heure de Paris, 18 heures en Roumanie). Saura-t-il vraiment changer d’éléments de langage ? Les réactions, sur le mur Facebook d’Adevarul ou des blogues, risquent d’être alors cinglantes.

Modestie et humilité
Basescu a eu l’intelligence de s’adresser à la nation roumaine en faisant état de sa circonspection, utilisant les mots d’humilité et de modestie.

Mais il n’a vraiment rien énoncé de vraiment nouveau (la lutte contre la corruption se poursuivra, certes…).

Ce fut assez long (45 min), comme la chute de la neige, en abondance, sur la Paţa Universităţii de Bucarest ou des manifestants, engoncés par le froid, ont encore réclamé sa démission. Dans d’autres villes, les syndicats de policiers étaient descendus dans rue…

Celles et ceux s’abritant sous les arcades du Théâtre national (proche de la station de l’Université), scandaient encore : « Noi vrem guvernare nouă! » (nous voulons un nouveau gouvernement).

De -12° (Brasov) à +6° (la côte de la Mer noire) et un zéro pointé à Bucarest. La météo sert le président. Il a admis une grosse « gaffe » avec la réforme de la Santé publique, mais « dans la tempête », il n’envisage pas de démissionner. Ancien officier de marine, au gouvernement de Concordia restant encore à flot, ne changera rien de fondamental, et restera à la barre : « nu am nimic de schimbat » dans mon comportement. La continuité dans le non-changement, en quelque sorte, car il n’est pas « un dictateur ». Sur la place de l’Université, on a revu des drapeaux royalistes, et des manifestants bravant le froid et la neige ont préféré affluer après son discours que de revoir des films de l’acteur Emil Hossu, qui vient de succomber à un arrêt cardiaque. Realitatea TV en fait des tonnes sur Emil Hossu.

Autre titre du jour : les cent employés de la  Commerzbank, présente en Roumanie, se sont partagés à Londres des bonus de cent millions d’euros. Apparentement terrible, dirait-on. Commerzbank: instanţă bonusuri de 50 de milioane de euro. Du concret, pas des slogans. À ceux des manifestants et des protestataires, le président roumain a répondu par des paroles convenues, trop prévisibles. Il n’y a vraiment eu que Theodor Paleologu, du PDL, le parti dominant, pour qualifier de « magistral » le discours du président roumain. Du Morano dans le texte…

 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

2 réflexions sur « Occupy Bucarest : fléchissement, mais vague de fond durable »

  1. Je ne prétends pas être un fin connaisseur de la Roumanie, pays que je fréquente, ni de la diaspora roumaine en Europe, qu’il m’arrive de côtoyer. Certaines appréciations ne reflètent que ce j’ai pu entendre de trop peu de personnes, mais elle sont authentiques.
    Les commentaires les corrigeront ou les nuanceront, j’espère.

  2. “[i]Il y a plus de mécontents que ceux qui sont descendus dans la rue[/i]”, a concédé Basesucu.
    Certes…

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