Medialogie et statistiques migratoires : terrain miné

Jamais je n’aurais imaginé lire dans un journal réputé encore sérieux tel Le Monde un tel titre : « Le “printemps arabe” a fait exploser les demandes d’asile. ». Au moins, le moins pire, qu’on doit peut-être à l’AFP, est qu’il est bien titré sur les demandes d’asile et non sur l’immigration. En fait, il s’agissait de titrer sur un communiqué d’un Haut Commissariat de l’Onu, le HCR (Réfugiés) en attirant le chaland sur un phénomène de proximité repéré. Très réducteur…

Et hop, les dernières stats de l’UNHCR tombent, et on nous ressort du « printemps arabe » dans Le Monde. Sans trop se soucier des toutes récentes données communiquées par Eurostat (diffusées vendredi dernier). Là aussi, en dépit des évidences, le Daily Mail avait titré sur « The Arab Exodus ». Du grand n’importnawak puisque tant les statistiques européennes que celles de l’ONU établissent de concert que, tant mondialement qu’en Europe, les demandeurs d’asile proviennent massivement d’Afghanistan, que l’émigration de ce fait des pays de l’ex-bloc soviétique (et de Serbie) ne fléchit absolument pas et que ce sont plutôt les conflits en ex-Afrique occidentale (Côte d’Ivoire et Nigéria) qui influent sur la progression globale.

J’éprouve comme un petit ennui de taille pour rédiger cet article. Le site d’Eurostat est à présent en rade et que je ne peux plus accéder au communiqué le plus récent sur la question ni, surtout, au PDF détaillant les statistiques précédentes (pour le premier trimestre 2011). La teneur de document est confirmée par le plus récent communiqué. De mémoire, les Afghans, les ex-Soviétiques (et Serbes) et les demandeurs issus du Bangladesh forment encore les gros contingents pour la France. Il en est de même pour la plupart des pays européens et le nombre des immigrés issus des pays côtiers du sud de la Méditerranée est relativement minime (sauf pour les Tunisiens se réfugiant en Italie).

Car il ne suffit pas de consulter le tout dernier communiqué, mais aussi de se reporter aux documents complets antérieurs. Cela vaut tant pour ceux d’Eurostat que du UNHCR qui montrent bien que l’Iraq reste, avec la Somalie, l’un des plus gros fournisseurs. En revanche, oui, bien évidemment, les pics de progression proviennent des pays du pourtour méditerranéen sud.

AFP, AP, deux présentations

On pourra sans doute plus aisément comparer les communiqués d’Associated Press (AP) et de l’AFP tels que traités par The Guardian et Le Monde, fondés sur celui du HCR. Pour The Guardian, qui titre sur un niveau au plus haut depuis 2003, le chapeau « attaque » avec les Afghans, les Chinois et les Irakiens. Il en va tout autrement pour Le Monde (voir titre supra) : « Les demandes d’asile déposées dans les pays industrialisés ont bondi de 20 % en 2011, notamment en raison du "printemps arabe", selon les statistiques annuelles du Haut Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, publiées mardi 27 mars. ».

Ce « notamment » bien commode est largement développé alors que, six paragraphes plus bas, on trouvera l’essentiel : « Le pays d’origine du plus grand nombre de requérants d’asile était l’Afghanistan, avec 34 % de hausse par rapport aux 35 700 demandes enregistrées en 2010. La Chine est restée le second pays d’origine avec 24 400 demandeurs d’asile, suivie de l’Iraq avec 23 500 demandeurs d’asile. ».

On constate en fait une totale inversion de priorités entre les traitements de l’AP et de l’AFP relayés par les titres britanniques et français. Même si l’on considère qu’il y a eu de forts pics de demandeurs provenant des pays du printemps arabe, ils sont en général inférieurs à ceux des progressions en provenance de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Chine. Au passage, on oublie de mettre en relief tant la masse que la progression du nombre des réfugiés palestiniens.

Pour avoir traité, en agence de presse, de tels communiqués (et en presse écrite non pas les seuls communiqués, mais les dossiers eux-mêmes), je ne méconnais pas les difficultés des agenciers, et des journalistes traitant les dépêches. Mais quand même…

Au moins l’AP relève-t-elle que, en 2010, les Serbes avaient fourni le plus grand nombre de demandes (la régression mondiale est nette : ils passent de la première à la quatrième place en 2011). De mémoire, l’émigration serbe reste très forte en Europe. Plus question des Serbes dans la dépêche AFP et donc dans Le Monde.

Émigration, immigration, asile

L’ennui dans tout cela, c’est que, lorsque les coupures de journaux (ou les photocopies des pages des sites) arrivent dans les services de presse des partis politiques ou des quartiers généraux de campagne, les stagiaires, qui vont faire remonter les infos aux communicants, vont charcuter tout cela, confondre parfois demandeurs d’asile et immigrés.

La petite phrase destinée aux télés risque d’être particulièrement farfelue, erronée sur le fond, parfois dramatiquement, sans que les locuteurs n’aient la moindre idée des réalités.

De plus, pour traiter de l’immigration, il faudrait quand même s’intéresser à l’émigration, qui a aussi fortement progressé en Europe, notamment vers des pays d’autres continents.

On oublie aussi très facilement, en Europe en particulier, que les trois plus grands pays d’accueil des réfugiés sont le Pakistan, l’Iran et la Syrie. Par tête d’habitant, la France est très, très loin derrière ces pays (et en Europe, récemment, Malte), loin aussi derrière la Suède, la Norvège et le Tchad, ou même le Venezuela.

Ah, le portail d’Eurostat est de nouveau accessible. L’apprenti journaliste gagnera à comparer le document (PDF) « Asylum applicants (…) second quarter 2011 » (ici) et le dernier communiqué sur la question (), daté du 23 mars dernier. L’ordre est le suivant : Aghanistan, Russie, Pakistan, Iraq et Serbie. Pour la France, les Russes sont en tête ( 4 390), suivis des Arméniens (4 190) et des Bangladeshis (4 120 demandeurs), en proportions égales (7-8 % du total).

C’est en France que, de pratiquement tous les pays européens, le nombre des rejets de demandes est de loin le plus fort (89 %), suivie par la Belgique (71 %). Bien évidemment, cela ne renseigne que peu sur l’immigration clandestine. Mais cela donne une idée de l’inflation du débat sur l’immigration en France. N’en déplaise à Marine Le Pen, les personnes issues de l’autre côté de la Méditerranée nous « envahissent » certainement moins que d’autres Européens, ou des réfugiés économiques provenant d’autres zones (notamment d’Asie).

Quant au nombre des demandes accordées pour « raisons humanitaires », en France, c’est un zéro pour cent pointé (5 % en Allemagne, 13 % en Italie). Évidemment, en nombres absolus, un certains nombre (non précisé) de mineurs non-accompagnés sont certainement accueillis et scolarisés en France.

Fausses certitudes

En ce domaine, comme dans tant d’autres, on s’aperçoit que la lecture d’un seul quotidien, d’un hebdomadaire ou mensuel ne suffit pas. Et ne parlons pas des journaux ou débats télévisuels. Un éditorialiste qui se contenterait de ne lire que son propre titre a toutes les « chances » de vous induire en erreur.

Ce qui est sûr, c’est que l’immigration afghane et irakienne n’est  pas du tout proche de se tarir. Autant il a été très hypocritement facile pour la France de déclarer que le Bangladesh était un pays démocratique, &c. (et donc de refuser toutes les demandes d’asile), autant il est difficile de décréter que l’Afghanistan, ou même la Russie, sont des pays « sûrs » pour tous leurs habitants.
Et puis, cessons de jouer les tartuffes : le réfugié afghan sous l’occupation russe était accueilli en quasi-héros, le voilà simple gêneur encombrant. Qu’en sera-t-il demain du « révolutionnaire » libyen fuyant, pour des raisons de persécution ethnique ou religieuse, son pays libéré ? En fera-t-on un séide des Kadhafi ?

L’AFP et Le Monde ont eu au moins le réflexe (que n’a pas eu The Guardian) de reprendre les propos du Haut-Commissaire Antonio Guterres : « le nombre de demandes reçues dans tous les pays industrialisés reste moins élevé que la seule population de Dadaab, un camp de réfugiés tentaculaires du nord-est kenyan. ». Wikipedia nous renseigne : ce camp (et ses dépendances sauvages) couvre 50 km² et abrite encore un demi-million d’habitants ou davantage. Et cela fait plus de 20 ans que cela dure. De quoi largement repeupler la Corrèze (deux fois moins d’habitants sur dix fois plus de superficie). Qu’on se rassure, la question ne sera pas posée en ces termes ni par, ni à aucun candidat aux présidentielles…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

2 réflexions sur « Medialogie et statistiques migratoires : terrain miné »

  1. [b]rapport de police:
    le suspect semble être un humain de taille normale, yeux normaux, chevelure normale, habillé normalement et dont le comportement est normal…
    ps rappel à la loi :
    il est interdit de préciser qu’il s’agit d’un humain de sexe masculin ou féminin et de faire allusion à quoique ce soit sous peine de tomber sous le coup des nouvelles lois anti-discrimination .[/b]

  2. Ceci dit des pays émergents le Maroc, l’Algérie, l’Angola, …. etc, etc…..recèlent plus de potentiel que la France…..

    Ces pays pourraient faire une formidable terre d’accueil….

Les commentaires sont fermés.