Les dérives de la « Télé-Justice »

 

En novembre prochain est prévue la diffusion d’un « docu-fiction » consacré au procès de la mère infanticide Véronique Courjault sur une chaîne du groupe France Télévisions. Rien de surprenant à cela : les adaptations des plus retentissants faits divers – qu’ils appartiennent à l’histoire immédiate ou à une histoire moins récente – sont monnaie courante à la télévision française.

Tout d’abord, il faut préciser qu’il existe deux types d’adaptation :

       * Un téléfilm unique (L’Affaire Bruay-en-Artois : l’impossible vérité, de Charlotte Brandstrom), en deux parties (L’Affaire Dominici de Pierre Boutron), ou même en plusieurs épisodes – pas moins de six pour L’Affaire Villemin de Raoul Peck ;

       * Un « docu-fiction », à savoir une reconstitution filmée d’un procès, entrecoupée d’images d’archives et d’interviews. Exemple récent : Rendez-moi justice de Denys Granier-Deferre, qui relate le procès de Richard Roman et Didier Gentil pour le viol et le meurtre de la petite Céline Jourdan, rediffusé le 30 novembre dernier sur France 3.


  

            Ayant eu l’occasion de visionner nombre de ces productions télévisuelles, il me semblait nécessaire de faire quelques observations.

            Dans le premier cas de figure se pose le problème suivant : l’adaptation sous forme de téléfilm d’une affaire criminelle n’interdit pas aux scénaristes et réalisateurs de « broder », pour reprendre une expression familière. C’est ce que dit un arrêt de la Cour d’Appel de Versailles du 9 avril 2009 concernant L’Affaire Villemin : « Le scénario des épisodes […] a été écrit à partir des très nombreux documents relatifs à cette affaire et notamment les procès-verbaux de l’enquête et respecte pour l’essentiel leur contenu étant précisé qu’il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’une "fiction du réel" qui laisse une certaine place à l’adaptation et à la créativité des auteurs. » On peut en effet ajouter des personnages et évènements imaginaires tout en respectant la vérité historique et judiciaire – c’est ce qu’est parvenu à faire Denys Granier-Deferre avec son excellent téléfilm 93, rue Lauriston, consacré aux auxiliaires français de la police allemande de la « Bande Bonny-Lafont » sous l’Occupation et diffusé sur Canal + le 14 décembre 2004. Mais bien souvent, hélas, en mélangeant le fictif et le réel, « l’adaptation et la créativité des auteurs »  peuvent les conduire à présenter une version falsifiée  de telle affaire judiciaire.

            Parfois, les ficelles sont tellement grosses que personne ou presque ne s’y laisse prendre, et c’est heureux. Le téléfilm Chasseur de loups, qui prétendait relater la prise d’otages de la maternelle de Neuilly-sur-Seine, avait récolté une volée de bois vert à l’époque de sa diffusion sur TF1 le 5 septembre 1994 ; l’institutrice qui avait été prise en otage, Laurence Dreyfus, reconnut avoir « ri aux larmes » devant cette présentation « idyllique » du drame (1) !  De même, la fiction de Charlotte Brandstrom diffusée le 22 septembre 2008 (toujours sur TF1) qui reprend sans distance aucune les poncifs de l’extrême gauche maoïste sur la prétendue implication du notaire Pierre Leroy dans le meurtre  de la jeune Brigitte Dewevre n’a pas convaincu grand-monde. En revanche, d’autres productions qui sont tout aussi discutables ont rencontré un écho beaucoup plus large. Le film TV de Pierre Boutron qui entend blanchir le paysan Gaston Dominici du meurtre de la famille Drummond en évoquant un improbable commando de tueurs à la solde de l’URSS avait été suivi par 12, 2 millions de téléspectateurs le soir du 13 octobre 2003, et quatre millions lors de sa rediffusion le 15 août 2007. Quant à la fiction L’Affaire Seznec d’Yves Boisset, maintes fois rediffusée depuis le 7 janvier 1993, elle a beaucoup fait pour véhiculer dans l’opinion publique la thèse d’une variante bretonne de l’affaire Dreyfus (2). Au diable la vérité historique et judiciaire : dans ces deux téléfilms, on invente, on salit la mémoire d’auxiliaires de justice – respectivement les commissaires Edmond Sébeille et Achille Vidal – en les présentant comme les protagonistes de soi-disant machinations policières.

            Moins nombreux que les fictions proprement dites, les « docu-fictions » ne sont pas non plus exempts de défauts. Compte tenu de son concept, ce genre de programme se prête sans doute moins au cocktail fictif/ réel ; mais il n’échappe pas, malheureusement, au risque d’une présentation très orientée. Rendez-moi justice fait du procès Roman/ Gentil le symbole d’une justice exemplaire, mais passe sous silence les bizarreries du procès – notamment le fait qu’on n’ait pas fait venir à la barre des témoins qui auraient permis d’éclaircir cette affaire. En clair, que les jurés dudit procès n’aient pas disposé de toutes les pièces de ce puzzle judiciaire ne semble guère troubler les auteurs de ce « docu-fiction », ce qui est fort dommage !

            Bien entendu, une adaptation trop libre d’un fait divers provoque quelquefois un retour de bâton. Pour avoir insinuer lourdement dans son dernier épisode que Bernard Laroche était impliqué dans la mort du petit Grégory, alors qu’il n’a jamais été jugé et condamné pour cela – Laroche été assassiné par son cousin, le père de la victime, Jean-Marie Villemin – la télé-suite de Raoul Peck a valu à France 3 et à Patrick de Carolis une condamnation en justice pour diffamation publique envers la mémoire d’un mort, le 9 avril dernier (3). Mais, sauf erreur de ma part, ce genre de condamnation demeure exceptionnel.

            Pour clore cet article, je serais tenté d’en appeler à la prudence, concernant les futurs téléfilms et autres « docu-fictions », tel que celui qui sera prochainement consacré à l’affaire dite des bébés congelés de Séoul. Une affaire… à suivre !            

PS : Pour en savoir plus, je vous rappelle que je suis l’auteur d’un essai consacré au traitement médiatique des affaires judiciaires : Justice : mise en examen (Editions Underbahn, 2009) :

http://underbahn.gorillaguerilla.com/0977422488.html

Voir également mon entretien avec Dominique Dutilloy :

http://www.come4news.com/accusee,-levez-vous-349795

NOTES :

(1) Chronique d’une prise d’otages, en collaboration avec Béatrice Casanova, Paris, Flammarion, 1997, p. 159.

(2) Sur cette affaire, il convient de lire l’ouvrage d’Albert Baker et Bernard Vilain, La mystérieuse Affaire Seznec : enfin révélée, disponible à la vente ici :

http://www.albert-baker.com/fr/

(3) Arrêt N° 135 de la Cour d’Appel de Versailles du 9 avril 2009, déjà cité en début d’article.

5 réflexions sur « Les dérives de la « Télé-Justice » »

  1. Pourquoi cette mode de docu-fictions ? A la limite, je n’y suis pas du tout opposé, loin de là… Encore faudrait-il que les réalisateurs de tels télé-films s’entourent de précautions d’usage ! Alors, ne devraient-ils pas prendre comme conseillers ou consultants :
    [i]- les victimes de délits ou de tentatives de meutre ?
    – les familles des victimes mortes des suites d’un crime ?
    – les victimes d’actes de pédophilie ou d’acte d’inceste ?
    – les familles de ces dernières ?
    – leurs avocats ?
    – les procureurs liés à ces affaires ?[/i]
    [i]- les juges d’instruction, les policiers, qui ont conduit les enquêtes ?[/i]

    Ces conseillers ou consultants seraient, [i]même si ils refusent de jouer un quelconque rôle dans ces docu-fictions[/i], pourraient être, moyennant rétribution financière, chargés de veiller à ce que les scénarii soient proches de la réalité et non romancés, ne portent pas atteinte à l’image d’une personne liée à ces affaires, que les éléments des enquêtes couverts par le secret de l’instruction ne soient pas dévoilés…

    Mais, surtout, il faudrait que ces consultants et conseillers soient là pour éviter des drames à la suite de la diffusion de ces docu-fictions…

  2. Bonjour Dominique,
    Merci pour votre commentaire !
    Si toutes ces conditions étaient remplies, ce type de programme susciterait peut-être moins de polémiques. Mais le fait est que, bien souvent, les auteurs de ces fictions et « docu-fictions » préfèrent livrer une vérité médiatique – à savoir : un arrangement de la vérité, voire un mensonge – que la vérité historique et judiciaire, car la première est jugée plus séduisante, plus attractive pour les télespectateurs. Les deux téléfilms sur Guillaume Seznec et Gaston Dominici auraient-ils eu autant de succès si leurs auteurs n’avaient pas agité le spectre de l’erreur judiciaire ? Je n’en suis pas certain, loin de là. Ah, pour sûr, c’est tellement plus vendeur de nous les présenter comme de nouveaux Dreyfus ! Pauvre capitaine, il doit se retourner dans sa tombe du cimetière Montparnasse…
    Quand au cocktail fictif/réel, comme je l’écrivais, il n’est pas condamnable en soi (voir l’arrêt de la Cour d’Appel de Versailles) mais encore faut-il que les réalisateurs et scénaristes aient l’honnêteté de signaler qu’il y a une part d’invention dans leurs films. Or, concernant les téléfilms sur les affaires Dominici et Villemin, Pierre Boutron et Raoul Peck ont eu le toupet d’affirmer publiquement qu’ils n’avaient rien inventé ! Si ce n’est pas se moquer du monde,cela y ressemble.
    Bon dimanche à tous et à toutes !
    Cordialement,
    Frédéric.

  3. Bonjour Frédéric,
    tous ces docu-fictions ont malheureusement la facheuse habitude de prendre un parti pris, sans étayer de réelles preuves, et ainsi contribue à semer le doute en affirmant leurs hypothèses.
    Le citoyen lambda se retrouve en face d’une « fausse vérité » ou d’un « vrai mensonge », le tout agrémenté à la sauce roman-feuilleton.
    A ce titre je préfère des émissions comme « Faites entrer l’accusé », qui nous plonge dans des affaires criminelles, avec témoignages à la clé, ce que devrait être un docu-fiction…
    Amicalement
    Michel

  4. [b]Frédéric[/b],

    en lisant votre article, j’ai eu la nette impression de me replonger dans votre ouvrage [b][i]« Justice : mise en examen »[/i][/b], publié aux [b]Éditions Underbahn[/b], en 2009
    [url]http://underbahn.gorillaguerilla.com/0977422488.html[/url]

    Il est dommage de constater que les docu-fictions, mais également certains films et téléfilms, relatant les affaires judiciaires, donnent une image honteuse de la justice, des policiers, des gendarmes ! Certes, il y a de « mauvais » magistrats, de « mauvais » policiers, de « mauvais » gendarmes… Mais, il n’y a pas de « bons » criminels, de « bons » malfaiteurs, de « bons » pédophiles, de « bons » violeurs, de « bons » tueurs en série… Il faut que les réalisateurs, les journalistes l’acceptent une bonne fois pour toutes…

    Aussi, c’est pour cela que je recommande que des conseillers ou consultants :
    [i]- ayant été victimes de délits ou de tentatives de meutre,
    – étant membres ou proches des familles des victimes mortes des suites d’un crime,
    – ayant été victimes d’actes de pédophilie ou d’actes d’incestes, d’actes de viols,
    – étant membres ou proches des familles de ces dernières,
    – leurs avocats ?
    – les procureurs liés à ces affaires
    – les juges d’instruction, les policiers, qui ont conduit les enquêtes, [/i]
    soient recrutés et rémunérés par les réalisateurs de ces docu-fictions, de ces films, de ces téléfilms…
    Ils pourraient, [i]et je me répète à dessein[/i], être, moyennant rétribution financière, chargés de veiller à ce que les scénarii soient proches de la réalité et non romancés au détriment de la justice, de la gendarmerie, de la police, des victimes et de leurs familles, ne portent pas atteinte à l’image d’une personne liée à ces affaires, que les éléments des enquêtes couverts par le secret de l’instruction ne soient pas dévoilés…

    Pour conclure, ne faudrait-il pas élaborer un cahier des charges, une charte, ce, de manière à ne plus aller faire dans le sensationnel vendeur ?

    Amicalement,

    [b]Dominique[/b]

  5. Michel :
    je suis bien d’accord avec vous concernant les fictions qui relatent les affaires criminelles à la manière d’un roman-feuilleton. Le télespectateur non averti peut être amené à croire qu’on lui raconte la vérité vraie ; bien sûr, on peut ensuite vérifier la véracité du récit en consultant des livres, des articles de référence sur le sujet, mais tous les télespectateurs prendront-ils cette initiative ? J’en doute fort. Sur le fond, j’estime qu’il y a du bon et du moins bon dans les différentes éditions de « Faites entrer l’accusé »; dans le bon, je rangerai l’émission sur Luc Tangorre, le tristement célèbre violeur des quartiers Sud de Marseille, dans le moins bon, l’émission sur Christian Ranucci (le meurtrier de la fillette Marie-Dolorès Rambla) trop fortement inspirée par Gilles Perrault, l’auteur du « Pull-Over rouge ». Sur la forme, il est indéniable que c’est un programme TV rondement mené.
    Dominique :
    c’est entendu, cet article est dans la lignée de mon livre. Vous avez raison, il existe de « mauvais » auxiliaires de justice,plus exactement à qui il arrive de commettre des erreurs, des fautes (ce qui ne signifie pas forcément qu’ils aient été mauvais tout au long de leur carrière) mais il n’existe pas de « bons » criminels. Votre idée de charte risquerait selon moi d’en faire hurler plus d’un, officiellement au nom de la liberté d’expression sans doute… et officieusement au nom de l’appât du gain !
    Bonne soirée à vous deux !
    Amicalement,
    Frédéric.

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