Le Chrétien d’Allah

 


 

Je n’ai pas encore de preuves concrètes, mais apparemment, je serais une descendante du Comte de Bonneval… Ayant appris cela, je m’en vais de ce pas enquêter sur cette personne.

 

Claude Alexandre Comte de Bonneval est né dans le Limousin le 14 juillet 1675 et est mort à Constantinople le 23 mars 1747. Il a donc vécu 72 ans.

Pour l’introduire, je vous dirais que c’était un officier militaire français sous le règne de Louis XIV, qui s’est mis au service de l’Empire Ottoman, qui s’est converti à l’Islam et qui s’est fait connaître sous le nom de Humbaraci Ahmed Pacha.

 

Cet homme apparemment a eu une destinée hors du commun, comme s’il avait vécu plusieurs vies consécutives.

Bonneval entre dans la marine à l’âge de 11 ans. C’est à ce moment qu’il prit goût à la lecture. À l’aide d’une prodigieuse mémoire, il approfondit ses connaissances dans la science de l’histoire. Quand le marquis de Seignelay voulu le réformer de la marine sous prétexte de son jeune âge (1688), Bonneval, à la personnalité déjà bien trempée lui répondit : « On ne casse pas un homme de mon nom ». Et le marquis à qui la réflexion plût, lui répondit : « N’importe, Monsieur, le roi casse le garde de la marine. Mais le fait enseigne de vaisseau. » Bonneval se retrouva dans toutes les affaires navales de l’époque où il se fait remarquer dans bien des combats.

À la fin de « la guerre de neuf ans » (1697) entre la France et la coalition franco-germanique, Bonneval se distingue en défiant en duel et en blessant sérieusement de trois coups d’épée, un officier qui avait eu l’imprudence de le traiter d’enfant… C’est sa première affaire d’honneur.

Il quitte la « Royale » pour devenir officier des gardes dans l’armée de terre.  Il part faire la guerre en Italie sous les ordres du maréchal de Catinat puis du maréchal de Villeroi et le duc de Vendôme sous Nicolas de Catinat et Louis-Joseph de Vendôme en 1701, début de la guerre de succession d’Espagne.

A la bataille de Luzzara, il se conduisit d’une manière assez brillante pour se faire remarquer du prince Eugène, s’attira l’adversion du ministre Chamillard, et se donna tort par la hauteur avec laquelle il lui répondit dans ses lettres, un chef d’œuvre d’insolence. Il le menaça de rejoindre l’empereur, là où on sait bien traiter ses semblables…

Cette deuxième affaire d’honneur lui fit quitter l’armée. Il fut alors considéré comme déserteur. De ce fait il perdit la finance de son régiment et abandonna plus de cent mille écus de biens qui lui revenaient. Craignant d’être arrêté, il voyagea pendant deux ans et se lia à Venise avec le marquis de Langallerie. N’ayant plus d’espoir de retrouver les bonnes grâces de la cour de France, il retourna ses armes contre sa patrie au service de l’Autriche.

En 1706, il contribua au succès de la victoire des lignes de Turin et devint le protégé et ami du Prince Eugène qui lui procura le grade de Général-Major. Par la même occasion lors d’un grand hasard, il sauva un ennemi qui n’était autre que César-Phébus de Bonneval, son propre frère, le marquis de Bonneval, l’ainé du Comte. La honte de sa désertion fut en quelque sorte effacée par ses exploits journaliers. Il aida à la prise d’Alexandrie, monta le premier à l’assaut du château de Tortone, qui fut emporté l’épée à la main.

Avec l’art du contraste, il multiplie parallèlement l’art des rencontres en « beaux esprits », tels que Montesquieu, Voltaire, Fénelon, Leibniz…

 

En 1708, Bonneval eut le commandement d’un corps de troupes destiné à agir contre l’État de l’Église : le pape Clément XI reconnaissait Philippe V, qui était à la fois roi d’Espagne et roi des Deux-Siciles, et se refusait à donner l’investiture de ce dernier royaume à l’archiduc Charles. Bonneval eut ordre d’entrer dans l’État du souverain pontife, pour le contraindre à céder.

En 1715, la cour de Vienne (Autriche) déclare la guerre à l’empire Ottoman (Turquie). Il se couvre de gloire. Sa conduite en Serbie, à la bataille de Petrovaradin, va rester mémorable. Il résiste une heure entière à la tête de son régiment, avant d’être évacué à l’arrière, grièvement blessé d’un coup de lance. Il en gardera la trace toute sa vie en portant une plaque en argent sur le ventre.

Selon le Comte de Bonneval, les turcs ne perdirent la bataille que par la faute de leurs généraux. Depuis, il a toujours vanté la bravoure des troupes Ottomanes.

Il revint en France en 1717 afin de faire entériner des lettres de rémission. Sa mère en profita pour le marier contre sa volonté. Aussi il regagna l’Autriche le lendemain de la célébration et ne revit jamais son épouse… Quelques mois plus tard, la ville de Belgrade fut reprise aux turcs.

 

La valeur et les talents du comte de Bonneval étaient accompagnés de présomption et d’indiscrétion. Il ne savait pas mesurer ses propos qui échappaient à son esprit vif, gai, et original. À cause d’une franchise déplacée il perdit l’amitié du Prince Eugène. Celui-ci recevait plus de filles que de prêtres et avait tenu des mauvais propos sur la religion qu’il aurait dû chrétiennement et moralement respecter ; d’abord pour lui, et politiquement pour les autres, ce qui lui valut du Comte de Bonneval des sarcasmes sur ses liaisons amoureuses… Puis il fut condamné à 5 ans de prison pour propos calomnieux (qu’il disait en chantant) contre la reine d’Espagne. Mais le fougueux Bonneval qui refusait de se soumettre, s’enfuit de la forteresse de Spielberg où il était prisonnier pour se réfugier, une fois de plus, à Venise.

 

En 1729, il quitte Venise et repart pour l’aventure. Il se fait arrêter à Sarajevo où il reste en  prison 14 mois. Menacé d’être renvoyé en Autriche, il passe à l’ennemi encore une fois, abjure sa religion, quitte le chapeau pour le turban et se convertit à l’Islam.

 

Voltaire, fasciné par le "retournement" de Bonneval y fait de nombreuses allusions, ainsi, ce récit extrait des Commentaires [xxvi] : "Lamira (c’était le domestique), m’ayant lu cet écrit, me dit : Monsieur le Comte, ces Turcs ne sont pas si sots qu’on le dit à Vienne, à Rome et à Paris…. Je lui répondis que je sentais un mouvement de Grâce turque intérieur, et que ce mouvement consistait dans la ferme espérance de donner sur les oreilles au prince Eugène, quand je commanderais quelques bataillons turcs. Aucun saint, avant moi, n’avait été livré à la discrétion du prince Eugène. Je sentais qu’il y avait une espèce de ridicule à me faire circoncire; mais on m’assura bientôt qu’on m’épargnerait cette opération en faveur de mon âge. Le ridicule de changer de religion ne laissait pas encore de m’arrêter: il est vrai que j’ai toujours pensé qu’il est fort indifférent à Dieu qu’on soit musulman, ou chrétien, ou juif, ou guèbre: j’ai toujours eu sur ce point l’opinion du duc d’Orléans régent, des ducs de Vendôme, de mon cher marquis de La Fare, de l’abbé de Chaulieu, et de tous les honnêtes gens avec qui j’ai passé ma vie. Je savais bien que le prince Eugène pensait comme moi, et qu’il en aurait fait autant à ma place; enfin il fallait perdre ma tête, ou la couvrir d’un turban. Je confiai ma perplexité à Lamira, qui était mon domestique, mon interprète, et que vous avez vu depuis en France avec Saïd-Effendi. il m’amena un iman qui était plus instruit que les Turcs ne le sont d’ordinaire. Lamira me présenta à lui comme un catéchumène fort irrésolu. Voici ce que ce bon prêtre lui dicta en ma présence; Lamira le traduisit en français; je le conserverai toute ma vie."

 

Voilà Bonneval en Turquie, devenu Kumbaracı Ahmet Paşa. Il était Général des Bombardiers et des Mineurs et on lui donna le titre de Pacha à deux queues (puis par la suite à trois queues) en y attachant un revenu de trente mille florins dont il a joui toute sa vie. Il porta le Corps des Bombardiers à quatre mille hommes, formés, disciplinés et armés à l’européenne,  corps de troupes qui lui fut confié, afin qu’il serve de modèle à d’autres. Son projet était de mettre sur un pied régulier toutes les milices du vaste empire ottoman. Il fut d’abord un objet de curiosité pour les turcs.

Puis il conseilla au sultan de s’allier à la France contre la Russie, mais, de Versailles, le duc de Noailles fit savoir qu’il refusait toute offre de service. Avec l’entrée en disgrâce du Grand vizir, Bonneval est alors envoyé en mission dans les régions les plus lointaines de l’Empire Ottoman. L’expédition a duré six mois pendant lesquels Bonneval a parcouru tout l’Orient, de Petra à Jérusalem et même, La Mecque…

 

Il se signala dans la guerre contre les Impériaux, terminée par la paix de Belgrade ; mais son crédit à la Porte ottomane n’alla jamais au-delà des égards et des honneurs qu’on rend à un homme dont on recherche les lumières, mais dont on suspecte la bonne foi.

En effet, il n’a jamais donné aucun signe de préférence pour l’une ou l’autre religion.

Malgré la gaieté naturelle de Kumbaraci, on le voyait quelques fois absorbé dans une rêverie profonde… À sa soixante-dixième année, il écrivit à son frère qu’il se sentait souvent bien loin de lui-même, et qu’il devait souvent affronter de grosses crises de goutte.

Il décida de retourner en Italie où il devait être reçu par le pape, car il aurait voulu mourir dans la religion de son père et de son pays et donc retourner à la chrétienneté. Mais le destin en décida autrement. Kumbaracı Ahmet Paşa, comte de Bonneval mourut le 23 mars 1747.

 

Sa sépulture est dans un cimetière turc, voisin de la maison. Son épitaphe en cette langue dit que c’était un seigneur distingué, parmi les Francs, qui fut assez heureux pour embrasser la vraie foi, et pour mourir le jour de la naissance du prophète Mahomet.

Le comte de Bonneval, dont le dix-huitième siècle a tant parlé, n’a pas été apprécié, comme il devait parce que les préjugés de son époque ne pouvaient concevoir ni honneur, ni piété pour un chrétien qui embrassait l’islamisme. Sans parler de droit de conscience, toutes religions à ses bons et ses mauvais côtés. L’expérience de la sagesse apprend que la meilleure des religions est celle du cœur. C’est ce qu’a fait le Comte de Bonneval.

Il est passé d’une religion à l’autre comme il a changé de pays. Plus philosophe que courtisan, le Comte avait devancé son siècle. La religion naturelle était la seule qu’il admit. « Ma religion, disait-il, est celle que Dieu a mise dans le coeur de l’homme; elle est celle de l’honnête homme, et l’honnête homme est celui qui, quels que soient ses sentiments touchant le culte qu’il croit devoir rendre à Dieu, ne s’écarte jamais en aucune façon du sentier de l’honneur et de la gloire. »

 

Le pacha Kumbaraci fut toujours le comte de Bonneval, c’est-à-dire que, Turc, il conserva toujours ses sentiments français, et que, musulman, il pratiqua toujours et parfois, au risque de se compromettre, sa charité envers les chrétiens eux-mêmes, alors que le nom flétrissant de renégat lui revenait souvent à l’oreille. Mais en tempérant l’un par l’autre ces deux penchants du spiritualisme et du sensualisme, entre religion chrétienne et religion musulmane, il a montré que l’on peut arriver à une fusion capable de produire une réforme telle que les adorateurs d’un même Dieu s’y trouveraient réunis comme ils le sont tous dans le sein de l’Eternel.

Il disait aussi : « L’homme est le seul à distinguer le turban du chapeau ; Dieu, qui y voit mieux qu’eux, ne distingue, lui, que les cœurs ; et d’ailleurs changer de peau n’est pas changer de nature. »

 

Acrostiche du comte de Bonneval

    Le sort se rit des humains

    Et ballotte notre vie;

    Conseils avec là sont vains;

    On y perd son latin et sa philosophie.

    Mérite, vertu, savoir,

    Tout et rien, c’est même avoir

    Et ne sert à chose aucune

    Des hommes tel est le sort,

    Et qui cherche la fortune,

    Bien souvent, trouve la mort.

    On me vit mille fois, affrontant le trépas

    N‘envisageant que la gloire,

    Nuit et jour n’épargnant ni mes soins ni mes pas;

    Eternisant ma mémoire,

    Voler… où?… se peut-il croire!

    Après tant de beaux combats

    Le turban finit l’histoire.

 

Signé : Le comte de Bonneval

 

Sources :

http://andrefabre.e-monsite.com/pages/un-aristocrate-non-conformiste-chez-louis-xiv.html

http://turquie-culture.fr/pages/histoire/relations-franco-turques/comte-de-bonneval-kumbaraci-ahmet-pasa_2.html

http://www.chjdeligne-integral-34melanges.be/images/26/index.htm

 

2 réflexions sur « Le Chrétien d’Allah »

  1. J’ai adoré cette histoire dont j’avais vaguement entendu parler… C’est fascinant, il avait l’art de retourner sa veste mieux que n’importe lequel de nos meilleurs politiciens ! Ce n’était surement pas une personne sur laquelle on pouvait compter. Néanmoins, il reste quelque part attachant…

  2. Nguyen… Votre nom me rappelle tant de souvenirs… Je suis contente que vous ayez apprécié mon article. Au moins un… Je pense que l’on pouvait compter sur son honneur, et effectivement, pas sur sa politique…

    Je vous citerai un extrait de Vaillant datant de 1848 décrivant bien je trouve, le « retournement de veste » de Bonneval :
    [i]
    « En ce cas, j’ose dire qu’il y a sagesse à se dépouiller de tous les oripeaux dont l’imagination a surchargé les théories, à préférer la pratique à ces théories, à chercher cette pratique , là où l’on croit pouvoir la trouver, et à rester là ou on la trouve. Car il, n’en est pas autrement en fait de culte qu’en fait de gouvernement. Or, supposons qu’un homme, franchement et sagement républicaîn, ne trouve dans sa république, dont le dogme est pourtant liberté, égalité et fraternité, aucun ressort propre à porter les hommes. A la pratique de ces trois mots, aucune preuve réelle du bon vouloir public de les pratiquer, aucun témoignage authentique de la sincérité du gouvernement à pousser les citoyens à les pratiquer, que devra penser cet homme, et que devra-t-il faire ? Il pensera que ce dogme, non senti quoique prêché, non pratiqué quoique praticable, n’est entre les mains de quelques habiles qu’un moyen et non un but ou moins encore une cause ; il pensera qu’il n’est qu’un leurre dont ils se servent envers les gens de bonne foi pâtir les traîner à la remorque de leur égoïsme ; et alors il fera ce qu’il doit faire ; convaincu de la sainteté du dogme, mais honteux du mauvais usage qui en est fait, il en cherchera la pratique ailleurs ; et, quand bien même il ne le verra inscrit sur aucun monument, s’il le trouve profondément grave dans les coeurs et mis en pratique, préférant la vérité au mensonge, le fait à la parole, que cet Etat soit républicain, monarchique, despotique même, il y restera. C’est ce qu’a fait le comte de Bonneval. »[/i]

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