La nuit du Pharaon – Episode 19

Lorsque l'univers n'était qu'une immense étendue d'eau comme un grand fleuve, sans jour et sans nuit, Geb se dit :

« – Voici : je vais créer une terre où je pourrai poser mes pieds et venir me reposer. »

Et Geb créa le tertre primordial. Et sur cette île il posa ses pieds et vint se reposer. Mais cette île n'était qu'une étendue de sable brûlé par les rayons du grand Rê. Alors Geb se dit :

« – Voici : je vais créer les arbres de la terre pour m'abriter des rayons du soleil et venir me reposer. »

Il dit ; et il créa toutes sortes d'arbres sous lesquels il vint s'abriter des rayons du soleil et se reposer dans la paix primordiale. Puis il dit encore ; et il créa le Nil pour abreuver ses arbres et ses fleurs. Alors Geb fut content de sa terre et il continua son chemin.

Or un jour, Ptah vint à passer sur la terre de Geb et voulut s'y reposer. Se sentant seul et plein d'amour il déposa sa semence sur les fleurs de lotus pour y engendrer l'homme. Et les fleurs quittèrent leur état de plantes pour devenir des hommes. Ptah leur donna le souffle de la vie qui rend aussi puissant qu'un dieu. Et Ptah continua son voyage dans la paix primordiale.

 »


Or voici : sur la terre de Geb, l'homme grandit et prit femme, et comme Ptah, ils engendrèrent des enfants et peuplèrent la terre dans la paix primordiale.

Il arriva ceci : vint le jour où l'un des enfants voulut cueillir les fruits d'un arbre, mais le père lui dit : « Cet arbre m'appartient, va en chercher un autre. » Alors le fils en chercha un autre. Mais la mère lui dit : « Cet arbre m'appartient, va en chercher un autre. » Et il en trouva un autre.

Le deuxième fils s'en vint vers son père, vers sa mère, vers son frère, avant de trouver son arbre, et ainsi fit le troisième, et le quatrième, et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants.

Vinrent les temps où il y eut plus d'enfants que d'arbres. Alors l'un doit ceci : « Si j'attends que celui-là s'endorme, je lui déroberai ses fruits pendant son sommeil, et ainsi je pourrai prendre ce qui lui appartient sans qu'il sache qui l'a dérobé. » Et il fit ainsi pendant le sommeil de son frère, mais une branche cassa, et l'autre se réveilla. Alors ils luttèrent jusqu'à ce que l'un tua l'autre, et ce fut le premier à perdre le souffle de la vie. Ainsi disparut la paix. Et les enfants s'entretuèrent pendant des siècles, pour les fruits, pour les arbres, pour les points d'eau, pour les femmes et pour les faux dieux.

Mais un jour Geb revint pour se reposer et contempla le désastre installé sur sa terre. Il réunit tous les enfants de Ptah et leur dit : « Qu'avez-vous fait de ma terre ? ». Et aucun n'osa répondre au dieu, car tous se rendaient compte qu'ils s'étaient appropriés ce qui ne leur appartenait pas. Alors Ptah dit ceci : « Je vous chasse de ma vie. »

Et ce fut la première nuit.

Ils durent tous traverser le grand fleuve primordial pour se retrouver de l'autre côté de la vie, là où il y a le jour et la nuit, là où il y a la vie et la mort, là où Ptah voulut bien encore prêter sa vie à ses enfants, et là où Geb voulut bien encore prêter sa terre aux enfants de Ptah, mais ce n'étaient plus les champs d'Ialou.

 

 

Je relevais la tête. La lune éclairait le sanctuaire à travers l'ouverture du toit, juste au-dessus d'Amon. Beauté n'avait pas refermé la lourde porte en me laissant, et j'eus l'envie de parcourir les terrasses du temple, peut-être pour la dernière fois. Alors, le cœur gonflé par la nostalgie, je refis le chemin que je faisais enfant, lorsque la ville endormie me laissait à ma solitude et que je hantais sous l'œil bienveillant d'Horus les salles hypostyles et les grandes cours désertées où le temple m'appartenait pour la nuit. Du haut du plus grand portail je pouvais voir les toits qui dessinaient le plan du temple d'Amon. Au loin le sanctuaire semblait un petit carré blanc perdu au milieu des temples. Là-bas, près du lac, la grande salle à colonnes de mon père où aurait lieu le couronnement n'était pas terminée, derrière le nouveau pylône qui contenait les reliques de l'aimé d'Aton. De longues tentures colorées pendaient sur les murs pour habiller le temple inachevé, et la brise leur donnait comme un souffle de vie. Et près du portail d'entrée, mon kiosque allongeait sa double colonnade au milieu de l'immense cour d'accueil.

Le lac, plan comme une grande dalle d'électrum, relançait au ciel la pâleur de la lune.

Ce n'est qu'à la fin de la nuit que je regagnai le sanctuaire où les prêtres vinrent me chercher.

 

 

La journée de mon couronnement commença par les rites de la purification. Un grand dais tendu de voiles d'or abritait les marches qui émergent du lac sacré. Après avoir lentement défait mon pagne, je descendis dans l'eau fraîche parsemée de lotus tandis que les prêtres lisaient les incantations sur de Vieux papyrus. Quelle n'avait pas été mon insouciance durant toutes ces soirées de mon enfance où j'avais nagé dans le lac comme les fils des paysans nagent dans l'eau du Nil … A présent il me semblait me plonger dans l'océan primordial, sous le regard des dieux. Je descendis au plus profond du lac, évoluant comme un danseur, retenant mon souffle le plus longtemps possible pour essayer de retenir aussi mon enfance et ma liberté que les dieux m'enlevèrent au moment où je dus remonter à la surface, au milieu des lotus, tel le premier être de Ptah.

Sur une barque d'or, le long du quai, le linge plié attendait que les prêtres purifiés à leur tour soient prêts à le toucher. Je remontais les marches, apparaissant aux yeux de tous aussi nu qu'au jour de ma naissance, revêtu de mon seul collier d'Horus. Suivant le protocole, au rythme de la lecture d'un scribe, un prêtre surveillant passa le premier vêtement à celui qui me ceignit la taille encore humide de ma purification. Sur le pagne plissé, un lourd devanteau¨ d'or fut fixé à ma ceinture colorée de pierreries. Puis les prêtres m'habillèrent de la grande étoffe royale fait d'une seule pièce de lin blanc tissé par les mains des vierges de Mout, le grand voile sacré sur lequel seraient posés les nouveaux colliers d'Horus lors de la cérémonie.

Ainsi vêtu de blanc, et les cheveux au vent puisque le clergé avait exigé que je ne sois pas prêtre, il me fallut monter dans la barque de cèdre doré qui me conduirait de l'autre côté du lac, là où tous les dignitaires et les prêtres attendaient. Et derrière les grandes portes du temple, je savais que le peuple en liesse attendait lui aussi, criant sa joie de la paix retrouvée, sa joie de la plus grande fête qu'il lui serait donné de voir de son vivant, la joie aussi d'attendre les cadeaux promis par les édits du couronnement, diffusés à travers le pays et le monde entier par des milliers de scarabées de faïence bleus. Je savais aussi que pendant la cérémonie, au son des grandes trompes du temple, le peuple ferait silence par respect pour le dieu vivant qui devait descendre en mon corps de Roi.

Une deuxième barque s'approcha de nous lorsque nous fûmes au milieu du lac. C'était une barque d'ébène, elle avait la couleur sombre de la mort, et des vierges vêtues de noir s'y tenaient debout, un masque d'or à la main. Ce masque était à mon image, coiffé de l'étoffe d'Osiris. Les grands yeux soulignés de lapis-lazuli lui donnaient le regard d'Horus. On plaça le masque d'or sur mon visage et la lumière disparut de ma vue.

Allongé au fond de la barque, les bras croisés sur la poitrine, j'attendais que les rites soient accomplis. Je sentais le lent ballottement au rythme des longues rames d'or, le souffle d'une brise  au raz de l'eau, et je pensais aux tentures de la grande salle, aux oriflammes des mâts placés sur les pylônes du temple.

Lorsque la barque accosta, je sentis les bras des prêtres qui portaient mon corps et j'entendis la voix étrange de la grande chanteuse d'Amon. Mon cœur sursauta dans ma poitrine en reconnaissant la voix de Beauté. Les dieux ne m'avaient pas abandonné. Les pleureuses du temple entonnèrent le chant des morts, et l'odeur des cendres chaudes qu'elles lançaient sur les têtes des officiants m'arrivait par bouffées dans les fumerolles d'encens.

Ils me portèrent alors jusqu'à la salle inachevée où résonnaient les chants de la renaissance. Et c'est le Divin Père lui-même qui prononça les paroles de bienvenue en me plaçant sur le trône d'Horus dressé quelque part au milieu de la salle hypostyle, entre deux colonnes. Il mit le sceptre du pouvoir dans ma main gauche, et le sceptre du  savoir dans ma main droite :

« – Garde-toi de décroiser les sceptres.
Que s'approchent Anubis et Thot du dieu renouvelé,
Qu'Anubis passe l'onguent de la renaissance sur le corps de l'Osiris,
Que Thot prononce les paroles magiques répétées par Isis. »

Le chant du prêtre Thot résonna sous le plafond de la salle trop neuve, et le chant d'une enfant reprit les paroles du prêtre, l'Isis choisie par le clergé d'Amon. La voix grave de Thot se mêlait à la voix pure et frêle de l'enfant. Ses petites mains tremblantes n'avaient pas l'habitude de passer les onguents, et j'eus l'envie de sourire lorsque sa voix timide répéta les dernières paroles apprises trop vite, sans les comprendre, des paroles divines dans la bouche d'une enfant :

« – Je passe aujourd'hui sur ton corps les onguents de la naissance, comme je passerai sur ton corps les onguents de la renaissance au jour de ta mort. »

Le parfum épicé des onguents qui me brûlaient la peau enivrait mon esprit comme un vin de palmes fermenté, et la pénombre de mes yeux m'étourdissaient.

« – Tu es Horus, le taureau de ta mère, je suis Isis, ta mère et ta sœur bien aimée, ouvre tes yeux, Maître des Renaissances, tu portes la lumière. »

Derrière moi, un officiant ôta mon masque d'or. Je gardais les yeux fermés tandis qu'une main experte, d'un geste, me dessinait le regard bleu d'Horus. Je soulevai enfin mes paupières alourdies par le maquillage.

 

 

Je me trouvais en haut d'un trône d'où je dominais toute la salle éblouissante des couleurs vives encore fraîches, plus de cent colonnes supportaient un toit constellé d'étoiles dorées. Au sol, l'immense damier de métal reflétait le temple et tous ses officiants. Mais je sus à l'instant même que toutes ces richesses seraient un jour pillées et détruites par des êtres sacrilèges et impies, peut-être même par des rois usurpateurs d'une autre dynastie, je sus que ces colonnes majestueuses seraient abattues comme des arbres malades, que tous les monuments d'Égypte partiraient en poussière comme aux temps reculés des grandes invasions, et comme aux temps plus récents de la persécution d'Aton. Pourquoi ma première pensée de Pharaon fut-elle si sombre … Je levai les yeux au ciel pour ne plus voir toutes ces choses en mon esprit, mais mon regard ne vit que les étoiles sans vie des peintures trop hâtives.

L'Isis-enfant était en bas du trône, tête baissée. Elle paraissait jeune et jolie sous sa lourde perruque tressée de perles d'or. Elle attendait un mot, un signe, et elle leva son regard vers moi.

Je reconnus la petite princesse malicieuse du bassin de papyrus dans le palais de l'horizon, l'enfant des barques du Nil, Anksen-Aton, elle était là devant moi, Isis amoureuse et protectrice avec un regard de jeune fille maquillée par les prêtres, héritière directe du trône. Je n'avais pas pensé à mon mariage, mais il était pourtant nécessaire pour mon accession au pouvoir. Pour tout le reste de la cérémonie, elle devint l'intermédiaire entre les prêtres et moi, prenant de leurs mains les colliers rituels pour les placer sur mes épaules. Mais je ne pensais plus qu'à une chose : ne pas décroiser les sceptres. Enfin je fus soulagé de devoir les rendre aux prêtres gardiens du trésor.

Un long moment fur consacré à la bénédiction des étoffes. J'imposais les mains tour à tour sur les vêtements de lin blanc ou bleu, les tissus rouges et or, les ceintures incrustées, les devanteaux rituels qui serviraient aux cérémonies officielles de mon règne. Puis la princesse, assistée de deux vierges d'Amon, vint me retirer le grand voile blanc. Le Divin Père me chaussa des sandales d'or, la princesse me posa sur la peau le grand pectoral d'Horus. Le contact de l'or tiède sur ma peau nue graissée d'onguents et de parfums me fit l'effet d'une caresse. Les grandes ailes du faucon se posaient sur moi. Un instant mon âme quitta mon corps chancelant, le temps s'arrêta, Horus couronné du globe solaire se mit à planer sur mon esprit. Un dieu descendit en moi. A ce moment, je devins Roi.

Au dehors le peuple se tut au son des trompes qui résonnèrent longtemps de salle en salle à travers les cent portes du temple.

Alors sur le signe d'un Vieux Prophète d'Amon, la jeune Isis s'approcha, et se plaçant derrière moi, montée sur un piédestal, elle étendit ses bras au-dessus de mes épaules  et dans le silence retombé sur la terre entière elle prononça ces mots définitifs :

« – Tu es dieu,
Maître des Renaissances,
Neb-Kheperou-Rê,
Tout-Ankh-Amon ».

La douce mélodie de cent harpes sacrées se fit entendre au fond du temple, coulant comme une pluie accompagnée bientôt des voix suaves de quelques vierges blanches.

Le Grand Prêtre posa sur mon front la couronne rouge. Isis me prit par la main, me fit descendre du trône, et sur les recommandations des prêtres du protocole, toujours attentifs, elle me conduisit, digne et lente, hors de la salle du couronnement. Le cortège des dignitaires nous suivait. Nous traversâmes l'aile sud du temple d'Amon. Là étaient réunis les corps d'armée du général Horemheb qui, pour la circonstance, avaient pu pénétrer dans l'enceinte sacrée. La grande cour d'accueil était noire et scintillante : noire des perruques d'apparat, scintillante des lames effilées au soleil au bout des lances dressées vers le ciel en signe de protection pour le nouveau Pharaon. Et je pensais que ces lances bientôt seraient rougies du sang des ennemis de l'Égypte, car les frontières étaient de plus en plus menacées par les Hittites, les Syriens, les Libyens, les Nubiens, les lointains orientaux de Babylone et toutes les peuplades des bédouins du désert. Pour la première fois aussi je prenais conscience de mon état de Roi. Horemheb me serait bien utile pour lutter contre les neuf arcs[1], en même temps que j'allais l'éloigner des tentations politiques. Sur le signe de bienvenue que j'eus la présence d'esprit d'adresser au général, l'armée entière hurla d'un seul cri assourdissant autant que surprenant dans le silence du temple : « Gloire à Tout-Ankh-Amon ». S'en suivit alors le martèlement des armes sur les boucliers sonores tendus de cuir dur, et ce tant que les soldats purent m'apercevoir entre les colonnades. Sans le vouloir, je venais de remporter ma première victoire de Pharaon.

Anksen-Amon ramena le cortège dans la salle du couronnement où les tentures rouges avaient été remplacées par des tentures blanches. Des nappes d'encens emplissaient en nuages le volume de l'immense temple, et le soleil perçant le toit par les ouvertures régulières dessinait sur les fumerolles autant de rayons lumineux, éclaboussant le sol au pied de chaque colonne. La magnificence de la scène replongea l'assistance dans un profond silence.

Alors commença la cérémonie de la couronne blanche. Ayï déposa la couronne rouge. Le plus vieux Prophète de la Ville avait été choisi pour poser sur mon front le bonnet blanc d'Osiris. De ses doigts maladroits et fatigués, il noua les deux lanières de cuir comme l'avait fait mon frère bien aimé la nuit de ma consécration. Le chant des vierges pures monta sous les colonnades et nous suivit tout au long de l'aile nord du temple, pendant la procession qui nous mena dans le quartier des chanteuses d'Amon. Là, dans le domaine de Mout, je pénétrais pour la première fois dans une immense salle qui devait être très ancienne. Même dans mes promenades nocturnes, étant enfant, je n'avais jamais profané les lieux sacrés réservés aux vierges du temple. Seul homme du cortège, guidé par la grande prêtresse, je m'avançai dans le temple de Mout tandis que tous restaient dans la cour d'accueil. Sur mon passage, les vierges blanches baissaient le regard, et je songeai que la plupart d'entre elles m'avaient bercé dans leurs bras, m'apprenant sans parler le langage des dieux. Au plus profond du temple de la déesse se trouvait le sanctuaire dont les grandes portes d'or me furent ouvertes. Là, dans l'ombre, sur un trône d'électrum était assise, voilée, la Grande Chanteuse d'Amon. Mais l'étiquette ne me permit pas d'approcher Beauté. Elle entonna le chant de joie qu'Isis avait chanté pour la renaissance d'Osiris, une flûte invisible accompagnait sa voix. Mon cœur fut lourd à ce moment d'être Roi.

En sortant du temple de Mout je savais que je ne reverrais plus la Reine, otage et prisonnière des prêtres de Thèbes. Mon âme un instant vit alors la couleur rouge contre le clergé d'Amon, malgré la couronne de sagesse qui me ceignait le front. Le cortège reprit sa marche pour le retour vers la grande salle tendue de voiles d'or. C'est la petite princesse elle-même qui fut chargée de poser sur ma tête la double couronne. Pour tous je devenais Pharaon de haute et basse Égypte, mais malgré les prêtres j'étais bien le maître spirituel et temporel du pays des deux terres.

Le cortège me conduisit jusqu'au lac sacré où je devais lier rituellement un papyrus à un lotus, ce qui fut fait. Une immense clameur de joie s'échappa alors des poitrines de tous les assistants, reprise au loin comme un écho, par tout un peuple massé devant le grand portail d'entrée du temple.

Enfin les prêtres me conduisirent dans la cour d'honneur, sous le splendide kiosque qui faisait l'admiration de tous. On me rendit les sceptres pour la procession. Des dignitaires vêtus de peaux de panthère s'approchèrent, portant sur leurs épaules un lourd trône fixé sur de longues poutres d'ébène. Le Divin Père m'y fit monter. La princesse prit place sur un deuxième trône à porteurs, et nos deux cortèges sortirent du kiosque et franchirent les portes du temple pour faire le tour de la Ville, précédés de la garde d'Horemheb, des trompettes et des tambours. Ballotté par la lente procession, je n'eus pas le loisir de contempler les rues de Thèbes, trop occupé à maintenir les sceptres croisés dans les mains, et la double couronne droite sur la tête. Le jour s'achevait, c'était l'heure où le soleil se glisse de l'autre côté de l'horizon. Acclamés par le peuple en fête tout le long du dromos[2], où les sphinx centenaires semblaient briller pour nous, éclairés par le dernier rayon solaire, la princesse et moi évoluions côte à côte sans oser nous regarder. Un long bateau rouge et or aux voiles blanches accompagna notre cortège jusqu'aux rives de Malgatta où le palais de mon père Aménophis étincelait sous les premiers rayons de lune. Horus veillait sur nous.

Les cérémonies s'achevèrent aux portes du palais. Les prêtres et les dignitaires du clergé s'en retournèrent vers Thèbes, les soldats et les nobles furent invités dans les bâtiments d'accueil pour la nuit de liesse qui suivit mon couronnement. Le peuple se vit distribuer des présents, des bœufs, des moutons et de la bière en quantité afin qu'il fasse lui aussi sa nuit de fête au bord du Nil où les barques chargées de musiciens firent la navette entre les deux rives.

Les suivantes de la petite Reine avaient préparé les appartements nuptiaux. Des rires et des murmures résonnaient dans les corridors. Notre chambre sentait le lotus et le santal. Les tentures tirées faisaient une lumière lunaire diffuse, les chanteuses entonnèrent une tendre mélopée.

Mon corps et mon âme bien fatigués ne demandaient qu'à se reposer. Je priais donc les servantes et la Reine de me laisser.

Alors, resté seul, je déposais la double couronne dans un coffre précieux. Modelé par les orfèvres du temple, ses formes parfaites en faisaient une œuvre d'art, mais s on symbole me pesait. Enfermée dans le coffre, elle ne m'empêcherait plus de me retrouver solitaire, enfant-prêtre fatigué de toute une journée de cérémonies officielles. J'ôtais le pectoral, les bracelets, le grand voile de lin. J'étais enfin nu comme n'importe quel autre enfant d'Égypte, moite de la chaleur de cette nuit-là, et je mis longtemps avant de parvenir à m'endormir sur le grand lit sculpté aux formes de Touéris.

 

 

Un vol de grands papillons blancs tournoyait au-dessus de l'horizon où deux soleils brillaient de concert.

L'un en était encore à ses aurores, paré d'or et d'électrum au-dessus de la fraîcheur du grand lac du temple aux cent portes, et sa jeune lumière se reflétait entre les fleurs de lotus, scintillant comme des myriades d'étoiles du matin.

L'autre en était au zénith, brûlant comme une flamme dévorante au-dessus du désert libyque, et seul le sable et la poussière reflétaient sa chaleur étouffante.

Or voici que le grand soleil de midi s'approcha du lac, fanant les fleurs et asséchant les eaux.

Et les grands papillons blancs s'y brûlèrent les ailes, disparaissant à l'horizon comme des milliers d'étoiles filantes.

 

 

 

FIN DE LA DEUXIEME PARTIE

 

(… à suivre …)


¨ Devanteau : terme utilisé par les égyptologues pour désigner un ornement accroché à la ceinture et tombant, en s'évasant, sur le devant du pagne.

[1] Les peuples des neuf arcs : ainsi nommait-on les ennemis habituels de l'Egypte. Ces neuf arcs étaient dessinés à l'intérieur des sandales royales ou sur le repose-pied du trône pour que le pharaon puisse les fouler rituellement du pied, maintenant ainsi son pouvoir sur ses ennemis.

[2] Un dromos est une allée de sphinx.