La nuit du Pharaon – Episode 18

La fine barque royale remontait à contre-courant le fleuve sacré. Lorsque le vent tombait, le bruit des longues rames scandait mon retour vers Thèbes.

Cinq ans auparavant j'avais quitté les temples d'Amon contre le gré du clergé, sur ordre du Roi. Je revenais, nouveau Pharaon après la guerre des cultes. J'étais partagé entre mon bonheur de revoir la ville de mon enfance et mon regret de quitter la Ville de l'Horizon peut-être pour toujours.

Il ne nous fallut que cinq jours pour remonter le Nil, car le vent nous fut favorable. Au matin du troisième jour, nous doublâmes les temples d'Abydos. Les barques et les navires étaient nombreux dans le port et sur le fleuve. C'était l'époque des pèlerinages, et les fils d'Égypte accomplissaient leur voyage auprès du dieu Osiris, chaque embarcation psalmodiant ses versets du livre de l'au-delà, et les chants désynchronisés faisaient un étonnant bourdonnement à la surface du Nil. Sur la rive, derrière les sycomores, les habitations longeaient le grand canal qui menait jusqu'au temple principal du dieu des morts dont les hauts pylônes s'apercevaient de loin, flanqués de deux obélisques dorés qui brillaient au soleil matinal.


La fine barque royale remontait à contre-courant le fleuve sacré. Lorsque le vent tombait, le bruit des longues rames scandait mon retour vers Thèbes.

Cinq ans auparavant j'avais quitté les temples d'Amon contre le gré du clergé, sur ordre du Roi. Je revenais, nouveau Pharaon après la guerre des cultes. J'étais partagé entre mon bonheur de revoir la ville de mon enfance et mon regret de quitter la Ville de l'Horizon peut-être pour toujours.

Il ne nous fallut que cinq jours pour remonter le Nil, car le vent nous fut favorable. Au matin du troisième jour, nous doublâmes les temples d'Abydos. Les barques et les navires étaient nombreux dans le port et sur le fleuve. C'était l'époque des pèlerinages, et les fils d'Égypte accomplissaient leur voyage auprès du dieu Osiris, chaque embarcation psalmodiant ses versets du livre de l'au-delà, et les chants désynchronisés faisaient un étonnant bourdonnement à la surface du Nil. Sur la rive, derrière les sycomores, les habitations longeaient le grand canal qui menait jusqu'au temple principal du dieu des morts dont les hauts pylônes s'apercevaient de loin, flanqués de deux obélisques dorés qui brillaient au soleil matinal.

J'aurais voulu descendre et suivre la foule jusqu'au tombeau d'Osiris, mais il nous fallait continuer vers Thèbes.

Le surlendemain, au couchant, nous joignîmes la Ville aux cent portes. Ce fut un enchantement : le soleil dardait ses derniers rayons roses sur les grands portails de la Ville d'Amon qui émergeaient au-dessus des palmiers bordant le fleuve millénaire, les deux énormes obélisques de la Reine Hatasou ainsi que ceux de Thotmès dominaient tous les toits des temples, le vent était tombé, seul le bruit des rames troublait la torpeur de la ville délaissée.

 

La longue barque d'ébène dorée s'engagea dans le canal d'Amon, halée par les néophytes de l'école de Vie. Le portail monumental de mon père Aménophis-Le-Majeur surplombait la cour d'accueil où tous les dignitaires du clergé étaient réunis, savourant visiblement leur victoire à la lueur des premières torches. L'allée des sphinx multicolores était bondée d'enfants-prêtres, d'étudiants qui saluaient en silence leur monarque. Douze nobles prêtres me soutenant sur un trône à porteurs m'amenèrent jusqu'à la cour intérieure de Thotmès l'ancien où je fus accueilli par le Divin Père, Grand prêtre d'Amon. Sa présence me rassura. L'accueil protocolaire et froid du clergé ne me laissait pas présager d'une vie facile. En passant devant la grande colonnade, encore colorée des pâleurs du crépuscule j'eus l'impression de redevenir petit enfant. Mes colonnes se dressaient toujours vers le ciel du toit peint de bleu et constellé d'étoiles dorées et régulières. Les cendres des incendies avaient disparu, les couleurs un peu fades conféraient à l'ensemble encore plus de force, en soulignant la pureté de l'architecture dans cette étroite et longue salle qui menait vers le sanctuaire.

Les herbes et les fleurs sauvages envahissaient les sales délaissées des annexes du temple. Une étrange beauté nostalgique se dégageait de ces ruines abandonnées. Mais tout le temple fut redressé avant mon investiture.

Les dalles du sol avaient été pillées avec les trésors du temple, et le premier ordre officiel de mon règne fut de restituer le carrelage d'argent avant la cérémonie du couronnement. Les scribes écrivirent sous ma dictée, et je me pris moi-même à m'étonner de mon assurance en donnant mes ordres de Roi. Les portails dorés furent restaurés, portant le  nom d'Amon. Je fis grimper les acrobates sculpteurs au faîte des grands obélisques afin d'y regraver le nom du dieu. Encore inachevée, à mon arrivée dans la ville, ma nouvelle grande porte monumentale se dressait devant le lac sacré où les fleurs de lotus proliféraient à nouveau, comme heureuses de la paix retrouvée après des années d'abandon. Mon couronnement devait avoir lieu dans la nouvelle salle hypostyle, près du lac.

J'ordonnais d'arrêter la destruction systématique du temple d'Aton afin de reconstruire sur ses bases et avec ses belles pierres de calcaire blond un sanctuaire dédié à Khonsou, l'enfant-dieu fils d'Amon et de Mout auquel je donnais mon visage. Quant aux statues colossales de l'ancien Pharaon, l'aimé d'Aton, trop mutilées pour être réemployées, elles furent ensevelies religieusement dans les nouveaux pylônes et les soubassements du temple. Je voulus par là permettre aux images de mon frère de continuer à être vénérées à travers les murs de la ville sainte. Dans leur fougue à rétablir leur pouvoir, les prêtres d'Amon multipliaient mes statues à tous les coins des temples, si bien que la veille de mon couronnement mon image se dressait partout. Jamais on n'avait pu voir autant d'images sacrées d'un même roi, réunies en une même ville : plus de six cents statues, colosses, triades à mon image furent dénombrées dans la seule ville de Thèbes.

Durant les mois précédant la cérémonie du couronnement, je mis une ardeur particulière à faire édifier un grand et long kiosque constitué de douze hautes colonnes, alignées par paires au centre de la grande cour d'accueil du temple. Cette cour péristyle, aménagée par mon père Aménophis-Le-Majeur, faisait suite au grand pylône inachevé qui servait d'entrée à ces sanctuaires complétés de règne en règne par les plus grands rois d'Égypte.

Tout le long des murs de cette cour d'honneur, courrait une belle colonnade dont les fûts en forme de bouquets de lotus liés faisaient comme un immense jardin de fleurs pétrifiées au bord d'un lac qui se serait desséché à l'entrée de ce temple. Les jours de grande chaleur, les prêtres et les processions sacrées devaient prendre la précaution de contourner la cour en passant sous la galerie de la périphérie. Déjà, enfant, j'avais rêvé d'une grande colonnade qui, majestueusement, aurait traversé l'esplanade ensoleillée pour protéger, de ses amples chapiteaux ouverts, le passage des barques sacrées. Les douze nouvelles colonnes, d'une hauteur de plus de quarante coudées, en surélevant leurs immenses corolles en forme d'ombrelle de papyrus épanouie, permettraient de dispenser assez d'ombre dans l'immense cour.

Derrière le grand pylône d'entrée, de grands échafaudages de bois s'élevèrent comme une palmeraie. Durant trois mois, des milliers d'ouvriers s'affairèrent sur le chantier du temple. Jusqu'à mi-hauteur du pylône, on entassa une montagne de briques crues, posant, au fur et à mesure des assises de terre, les pierres assemblant les énormes tambours de mes colonnes.

L'immense pente de la rampe arrivait jusqu'au Nil dont les eaux débordaient, et les chalands apportaient les pierres déjà préparées et numérotées. Les grandes corolles de calcaire qui formeraient les chapiteaux des colonnes furent halées sur la rampe de terre humide, comme on tire un navire sur un canal, et, un à un, ces lourds blocs de grès furent posés en haut des fûts encore dissimulés dans la gangue de terre qui comblait presque la moitié de la cour d'honneur. Les architectes en profitèrent pour réajuster les assises des colonnes de la galerie, qu'un tremblement de terre avait ébranlées quelques années plus tôt. Il fallut rehausser encore l'étendue des couches de briques pour mettre en place les linteaux de granit qu'une équipe de Nubie avait fait tailler dans les carrières du sud.

Le chantier était comme une ville riante et joyeuse. La prospérité retrouvée faisait chanter les rues de Thèbes. Le bruit des gongs que les contremaîtres frappaient résonnait jusque sur les montagnes de l'ouest. Les ordres criés par les chefs de groupe scandaient étrangement les chants rythmés des ouvriers dont les voix accompagnaient les gestes. Et chaque soir, après le coucher du soleil, la ville entière festoyait sur les terrasses, dans les ruelles, sur les berges inondées, sur le parvis du temple et à l'entour, dans les campements improvisés par les ouvriers venus de toute l'Égypte et des pays soumis qui recommençaient enfin à envoyer leurs ambassadeurs chargés de lourds trésors.

L'armée parcourait la ville, mais jamais il n'y eut de trouble à réprimer, tant la joie retrouvée était partagée par tous. Enfin, les longues dalles du toit furent entreposées sur les linteaux du nouveau kiosque encore dissimulé sous la colline de terre, car elles ne seraient mises en place qu'après l'évacuation du remblai.

Alors, de la ville, chacun vint prêter main forte aux ouvriers : les enfants, les femmes, les vieillards ; tous allaient et venaient, chargés de paniers pour les plus faibles, de traîneaux de bois pour les plus organisés, et, selon la coutume à la fin des grands travaux, chacun emportait chez lui les précieuses briques de terre devenues inutiles et encombrantes à l'intérieur du temple. Ainsi, tandis que les dieux agrandissaient leur demeure, le peuple bâtissait ses maisons, ses fermes, ses enclos, et tous étaient dans la joie.

Au fur et à mesure que la rampe baissait, les sculpteurs lissaient le fût des colonnes, les scribes traçaient les signes, les dessins sacrés préparés depuis longtemps sur de précieux papyrus, et les peintres parachevaient l'ouvrage en posant les belles couleurs vives et fraîches au creux des bas-reliefs. J'avais imposé mes trois couleurs pour la décoration des fresques : le rouge, le bleu et l'or, les couleurs de mes drapeaux. Comme le sol avait été recouvert d'un lit de palmes, avant les travaux, le dallage fut rapidement nettoyé. Je le fis plaquer d'un beau miroir de feuilles d'or massif et de feuilles d'électrum clair alternées, dessinant un immense damier sous les douze colonnes monumentales du kiosque du couronnement.

Lorsque la grande cour d'Amon fut prête, les architectes firent enfin poser les dalles du toit qui étaient restées empilées sur les linteaux de granit, au faîte des colonnes. Trois jours après, l'ombre envahissait l'immense cour sacrée du matin au soir, et au milieu du jour exactement, les corolles projetaient au sol de larges cercles de fraîcheur.

Durant les travaux, mes appartements avaient été constitués provisoirement à l'intérieur de l'enceinte, aussi les soldats d'Horemheb restèrent-ils hors des murs. Mes suivants furent choisis par le Divin Père qui restait auprès de moi avec le clergé rétabli. Les prêtres étaient rassurés de mon attitude en ce début de règne.

 

 

En accord avec Ayï et Horemheb, il fut décidé par les sages du temple que ma résidence royale, après le couronnement, ne se situerait pas à Thèbes, mais à Malgatta, là où mon père Aménophis et la Reine Tyï avaient vécu. L'immense complexe des bâtiments s'étendait le long du Nil, de l'autre côté du fleuve sur la rive ouest, non loin de la route qui mène à la nécropole. Le palais, désaffecté depuis près de quinze ans, fur rénové. Ayï fit construire une aile nouvelle à l'est, pour mes appartements. Ce village royal se trouvait à la limite du désert, entre le dernier canal d'irrigation, qui autrefois alimentait un grand lac artificiel devenu un champ d'orge, et les premiers sables rouges qui menaient aux tombeaux des grands rois d'Égypte. La place était calme, loin de la capitale et des rumeurs de ses faubourgs. Du port de Thèbes, une nef royale assurait la liaison vers l'autre rive d'où les chars menaient les nobles et les courtisans jusqu'au palais par une large route.

Depuis le premier jour où, enfant, j'étais monté en haut du temple d'Amon, j'avais aperçu au loin, en direction de la nécropole, les immenses pylônes du temple des millions d'années. Le bâtiment de mon père était le plus grand temple funéraire qu'il fût donné de voir en Égypte. Le portail d'entrée s'élevait à plus de cent-vingt coudées du sol, gardé par deux gigantesques colosses assis qui faisaient quarante coudées de haut, chacun taillé dans un seul morceau de granit. Quatre autres colosses, de même hauteur, mais debout, encadraient la porte dont les mâts, parois, se perdaient dans la brume.

Lorsque je pénétrai, pour la première fois, dans la cour d'accueil du temple des millions d'années, je fus ébloui par la profusion de ces immenses colonnes en forme de lotus et si chères à mon père. Les deux portiques encadrant la cour projetaient les corolles de leurs chapiteaux à plus de soixante coudées, dispensant leur ombre, même à midi, jusqu'au milieu du pavement de calcaire blanc. Le deuxième pylône, tout aussi imposant que le premier, était gardé par deux colosses polychromes. On y accédait par une rampe, et, sorti de la pénombre du portail, le visiteur était pétrifié par les regards convergents de trente statues multicolores d'Osiris, adossées aux grands piliers carrés de la deuxième cour, imposant le silence et le mystère. Et partout entre les colonnes et les piliers, la terrible Sekhmet hantait le temple, multipliée par plus de quatre cents statues aux formes de la déesse-lionne, sculptées dans un granit noir. Pour celui qui osait franchir ces limites, la salle hypostyle aux sombres colonnades était comme un immense tombeau. Et au fond du sanctuaire, le groupe colossal de mon père et de ma mère se tenait, hiératique et souriant pour l'éternité, dans la pénombre des millions d'années. Les fresques et les reliefs, sur les murs et les colonnes, avaient cette douceur et cette préciosité typique des artistes de mon père. Pas un cheveu qui ne soit à sa place dans la coiffe du Roi, pas une boucle qui ne soit justifiée par l'ondulation de la chevelure, pas un trait de fard qui ne soit tracé par un maître maquilleur. Le gigantesque de la construction était souligné par la finesse et la légèreté de sa décoration : les bouches avaient le beau sourire de l'inconscience des temps de paix précaire, les vêtements de lin trop fin laissaient transparaître, sous les draperies humides, la peau frémissante des jolies déesses, les gestes et les attitudes, malgré un programme trop rigide pour les conventions sacrées des scènes religieuses, avaient cette liberté d'expression qui souligne l'espoir et l'illusion perdue de toute une civilisation qui plonge dans une perfection décadente.

Lorsque mon regard se fut habitué à la nuit du temple, et lorsque mon esprit se fut calmé de tant d'étrange beauté funèbre, je remarquai que la plupart des colonnes étaient disjointes, les tambours des fûts légèrement disloqués, certains chapiteaux menaçant de s'effondrer. Se pouvait-il qu'un tel monument à la mesure des dieux ne puisse se satisfaire du savoir des hommes ? Les deux pylônes étaient fissurés au sud, et le portique de la cour d'accueil s'affaissait visiblement de quelques pouces. Seuls les deux énormes colosses de l'entrée semblaient accepter sereinement leur position intemporelle, gardant le regard sur la ligne invisible de l'horizon, face au soleil levant.

Plus aucun culte ne prononçait le nom de mon père pour le ramener à la vie, plus aucun prêtre ne portait d'offrande, le temple était désert depuis plus de dix ans, et l'Aimé d'Aton avait fait marteler jusqu'au nom d'Aménophis dont les signes comportaient le  nom d'Amon.

Je fis rétablir le clergé du temple des millions d'années. On dégagea le petit lac asséché, devant le mur d'enceinte, on rétablit les jardins, et les tables d'offrandes se remplirent à nouveau de fruits et de fleurs, les salles embaumèrent des parfums capiteux des vierges blanches, l'encens fit dans les cours comme une brume matinale autour des colosses de mon père.

J'entrepris, dès le début de mon règne, de continuer l'œuvre d'Aménophis et de restaurer entièrement le grand temple pensé, dessiné et bâti par son fidèle ministre, le scribe royal Aménotep, fils de Hapou, divinisé de son vivant pour sa sagesse et son savoir. Je fis venir sur la rive ouest les plus grands architectes de Thèbes afin qu'ils étudient la réfection de portiques et des colonnes disjointes, et qu'ils sondent le sol pour remédier à l'enfoncement progressif des pylônes au sud. Me rapprochant ainsi d'un père que je n'avais pas connu, je commençais à m'investir malgré moi de la charge héréditaire qu'il me léguait par delà le temps et les clameurs d'Aton.

 

 

Les mois passèrent, les rites funéraires sur les restes du grand temple d'Aton et les statues déchues de l'ancien Roi furent accomplis, mon jeûne commença. Il devait durer trois jours afin d'aider mon corps à entrer en harmonie avec les dieux.

Un soir, le bonheur entra dans mon cœur : Maya était à ma porte, dans sa robe blanche de prêtre muet. Ses grands yeux verts étaient désormais tatoués des longs traits bleus des initiés. Quand il franchit le seuil de ma chambre il souriait, et mon sourire faisait rayonner son beau visage d'Amon. Sans mot dire, il me prit par la main et nous refîmes pour la seconde fois le chemin qui mène au sanctuaire du grand dieu : l'allée des sphinx-béliers, la salle de Thotmès, toute la longueur du temple et la grande porte de bronze doré. Maya ne baissa pas le regard lorsque je lui lâchai la main avant de pénétrer dans le sanctuaire sacré, et mon cœur en fut une fois encore troublé.

 

La statue d'or était toujours à sa place, intacte, mais elle me parut plus petite, car dans mon souvenir elle était d'une dimension qui dépassait l'entendement. A côté se tenait une femme voilée de bleu comme Isis, et je reconnus la silhouette de Beauté, devenue Grande Chanteuse d'Amon. Elle m'arrêta d'un geste lorsque je voulus m'approcher d'elle :

« – Voici que Thot en sa sagesse inspire à ma bouche :

Les prêtres d'Amon ont oublié depuis les siècles des siècles le symbole de chaque attribut du Pharaon. Les papyrus sacrés qui viennent de la nuit des temps sont conservés à Héliopolis, ton frère l'Aimé d'Aton, en avait eu connaissance et voici : il m'avait chargé de ton éducation lors de ton arrivée à l'horizon. Or les temps sont venus pour toi d'accéder à la plus haute charge du royaume. Un prêtre du temple te remettra demain les sceptres de la royauté, ce qu'on nomme le crochet et le fléau. Le crochet est le symbole du pouvoir temporel : c'est le long bâton des premiers bergers dans les montagnes primordiales, c'est maintenant le bâton à crosse de tous les dirigeants temporels. Quant au fouet, c'est en réalité une des clés du pouvoir magique que seuls les initiés devraient avoir le droit de porter. C'est la clé d'Osiris, avec les trois effluves de la vie, trois étant le chiffre divin de la création. Les prêtres ont oublié ces symboles : déjà tu as pu voir sur certaines images de tes ancêtres, des fouets à quatre ou cinq lanières. Malgré eux, ces Pharaons trahissaient par là leur ignorance.

Les pouvoirs, tant spirituels que temporels, sont à double visage : ainsi tu peux utiliser à bon ou à mauvais escient ces forces spirituelles ou matérielles. Elles peuvent être destructives ou constructives. Chaque création passe par une destruction, ne serait-ce que par la destruction du néant primordial, de même chaque force participe du positif et du négatif. Voici : il te faudra croiser les sceptres en croisant toi-même tes bras, annulant ainsi les deux négations pour engendrer le positif. Comme les influx du cerveau se croisent pour rétablir le croisement des nerfs optiques.

Les initiés emportent dans l'au-delà leurs pouvoirs. Et même par delà la mort terrestre, leur corps garde les bras croisés, symbole négatif puisque leur état est à l'opposé de la vie, mais les sceptres sont croisés pour leur donner la renaissance dans l'éternité.

Cette double négation est  importante, car tout positif n'existe que par rapport au négatif ; qui n'a connu l'erreur ne peut connaître la sagesse, la lumière n'existe que parce qu'elle a dominé l'ombre, et à son tour l'ombre n'existe que parce qu'elle cache la lumière.

Garde-toi donc de décroiser les sceptres et souviens-toi de ce qu'il advint des fils de Seth.

Ensuite les prêtres te revêtiront du grand collier d'Horus. Dans leur ignorance ils n'ont préparé que des colliers à cinq ou six rangs. L'Aimé d'Aton t'avait cependant déjà remis un collier à sept rangs. Tu porteras au jour de ta mort le collier à douze rangs. Les colliers des trois sarcophages qui protégeront ton enveloppe terrestre comporteront un nombre décroissant de rangées au fur et à mesure qu'ils seront extérieurs. Ainsi les mortels et les prêtres non initiés ne verront que neuf rangs lors de l'exposition de ton corps resplendissant avant tes funérailles, puissent-elles avoir lieu à la fin des siècles des siècles.

Enfin tu recevras tout à tour les trois couronnes de la royauté. Les prêtres, depuis des générations, croient que la couronne rouge est la couronne du Nord, celle de la basse terre, la blanche étant celle du Sud, la haute terre, la réunion des deux procédant de la réunification des deux terres.

Souviens-toi des représentations d'Osiris : il porte toujours la couronne blanche, symbole de la lumière, de la pureté, de la spiritualité et de l'éternité. C'est le même symbole que le cristal des dieux, la grande pyramide blanche. C'est la couronne qui est réservée aux cérémonies religieuses, à l'exclusion de toute autre. Elle est la couronne de la terre-d'en-haut, le monde céleste et spirituel. Tu n'auras à la porter qu'au moment du couronnement puisque tu ne seras jamais grand prêtre.

La couronne rouge bien sûr est la couronne temporelle, le symbole du pouvoir humain et terrestre, c'est la pyramide rouge, la couleur de l'humanité, la couleur de son sang, la couleur de la terre-d'en-bas, le mode terrestre et matériel.

La réunion des deux symboles équivaut à la pyramide d'Isis. Elle comporte deux couleurs : le rouge et le blanc, le sang et la lumière, le matériel et le spirituel. Et la réunion de ces deux couleurs est l'or. C'est une conception alchimique déformée par les peintres que de croire que le rouge et le blanc donnent l'ocre ou le rose. Le rouge illuminé par la lumière blanche donne la couleur primordiale du soleil, l'or est la couleur des dieux lorsqu'ils ont forme humaine.

Pharaon signifie : « Celui-qui-est-dans-l'esprit-des-dieux. »

Achève, Enfant des dieux, ton ultime veillée de mortel, car demain tu seras Pharaon. »

 

Beauté se retira, froide comme une inconnue, me laissant seul à mes pensées.  Elle semblait s'être détachée de l'enfant que j'avais été, et elle venait de placer sur mes épaules le poids séculaire de toute une tradition remontant aux temps primordiaux de la création. Commet ferais-je pour être dieu … Il n'y avait pas dans mes yeux l'étincelle divine que j'avais vu resplendir dans le regard de mon frère.

Je m'étendis dans la pénombre, la bouche sur le sol et les bras étendus. Mon souffle embuait le dallage d'argent où ne se reflétait qu'une image d'enfant. Il y manquait un dieu. Alors j'ai fermé le regard, ouvert mon esprit comme on ouvre les mains pour la prière.

(… à suivre …)