Djihad et « cause » des femmes

Plus que la cause des femmes, c’est la causerie et la closerie qu’évoquent le nouveau magazine Femme Majestueuse (Al-Shamikha) diffusé par le Centre médiatique Al Fajr, annoncé proche de la nébuleuse Al Quaida. Ce « Cosmopolitan djihadiste » se distingue peu, par son inspiration, de son prédécesseur Al-Khansa. Petite nuance par rapport aux titres féminins occidentaux, s’il donne bien des recettes pour se préparer au repos du guerrier, c’est pour le vouer à la félicité éternelle du martyr. Al Shamikha est assurément un instrument de propagande, mais émanant de qui, au juste ?

Une photo d’enfant pleurant un mort, une autre d’un gamin lançant des pierres sur un char, et plutôt des balles que des tubes de rouge à lèvres, des visuels floraux… Pas question de visualiser les résultats des conseils de maquillage, et quant aux recettes de cuisine, il s’agira, dans le prochain numéro, de celles du « djihad électronique ». C’est à croire que les rédactrices sont des vierges cloîtrées dès leur plus jeune âge, n’ayant jamais accompagné mère ou tantes au hammam, ni participé aux conciliabules de femmes yéménites quand, à l’heure du qat, les fillettes ne perdent pas une miette des propos salaces échangés. Le « pas vue, pas prise » ne va pas jusqu’à inciter à revêtir le voile intégral pour mieux circuler incognito : mieux vaut rester à la maison, ce qui garantit encore mieux des dangers du soleil. Au moins, les soins corporels, à base de miel ou de denrées peu onéreuses, ne poussent pas à la consommation de cosmétiques. Pas de publicité pour une mosquée L’Oréal.

Je me suis étonné que la presse occidentale titre systématiquement sur cette nouvelle revue, diffusée début mars par le Centre médiatique Al Fajr, en mentionnant Al Quaida. Ce n’est pas tout à fait inexact puisqu’un éditorial en ligne du groupe célébrant le ramadan est explicite. « Nous anticipons en félicitant nos commandants, nos Shouyoukh et nos Amirs partout dans le monde et leur tête le Mollah Omar, Amir des croyants (…), le Sheikh Oussam Ibn Laden… ». Suivent des mentions de chefs divers et de leurs troupes (« les hommes qui sont avec eux ») et de « tous les Moudjahidines ». Cherchez les femmes… Les hommes prédominent encore dans cette revue féminine présumée sortie neuf mois après Inspire, magazine « jumeau » du même groupe, destiné aux hommes anglophones.

Les productions médiatiques As-Sahab et Al Furqan « réjouissent les croyants et emplissent de rage les mécréants », signalait Al Fajr pour vanter ses filiales éditoriales. Les croyantes ne vont guère s’esbaudir et les mécréantes ne risquent guère d’être tentées par une conversion à la lecture de cette nouvelle publication. Leurs « majestés » les femmes, reines d’un jour, futures veuves de toujours, semblent uniquement vouées à inciter leurs fils à devenir les époux éphémères d’autres femmes en extase devant les félicités promises aux martyrs, frères, oncles et neveux, ou pères de leurs futurs fils appelés à prendre leur relève. Le plus pudibond et rigoriste des jeunes mollahs ne risque pas d’être troublé en feuilletant ou lisant ce magazine « féminin ». C’est à se demander s’il n’est pas d’abord destiné à être acheté par des hommes, et engranger ainsi des fonds, accessoirement à ramener au logis « un petit quelque chose » censé faire plaisir aux épouses ou aux adolescentes.

Procréer de futurs martyrs avec d’autres : ce n’est pas sans rappeler l’éloge de la maternité, but ultime de l’existence féminine, lorsqu’il s’agissait de repeupler de mâles une Europe saignée par la Grande Guerre. Rien à propos de la gestion d’une future pension de veuve de guerre : la femme majestueuse n’est pas vénale.

Le magazine ayant été localisé en ligne par archive.org, les arabophones se formeront leur propre opinion, je m’en suis tenu aux illustrations et à la consultation des rares commentaires anglophones factuels. Certains ne s’en tiennent pas au descriptif et posent la question : cette publication n’est-elle pas trop caricaturale pour s’avérer authentiquement un vecteur de la propagande islamiste radicale ?

Support de propagande ou de contre-propagande ? Tout le groupe Al Fajr (L’Aube) serait alors un instrument voué à faire perdurer le « mythe » Ben Laden et Al Quaida. Al Fajr est très fractionné, très disséminé… voire infiltré ? Son éparpillement pourrait aussi expliquer ce type de publication, financé par un groupe local clandestin zélé, fantasmant, depuis l’Europe, l’Amérique ou l’Australie, le modèle idéal de l’Afghane soumise qui, tout comme une carmélite de naguère, ne se frotterait pas trop longtemps avec une serviette de toilette de peur de nourrir des pensées lascives. La question de la manière sanctifiée de se sécher serait effectivement abordée dans le magazine, selon une source.

Deux manières de traiter Al Shamikha en tant que bobard (si c’en est un) sont envisageables. Un individu, un groupe isolé, n’ayant que des rapports distants avec l’Oumma (communauté) des talibans ou d’autres djihadistes, fait du zèle. Un tout autre groupe, et l’affaire des « espions de Renault » a mis en lumière la douteuse fiabilité de certaines officines, diffuse une information en se proposant ultérieurement de pouvoir remonter à sa source « réelle ». La troisième hypothèse fait appel aux fameuses « théories du complot » (néoconservateur, sioniste, du Vatican, ce que vous voudrez…).

Quoi qu’il en soit, dans un pareil cas, tout analyste des médias ou médialogue amateur doit se poser les questions les plus évidentes. Quelle est la source primaire, soit le premier support ayant diffusé l’information ? Sous quelle forme lui est-elle parvenue (ici, celle d’un imprimé, ou d’un PDF censé reproduire un imprimé) ? Ce n’est qu’ensuite qu’on peut traiter la très large propagation de l’info.
The Huffington Post, source considérée fiable, cite tout d’abord Julius Cavendish, envoyé spécial du quotidien The Independent à Kaboul, lequel fait référence à The Granddaughters of Khansa (lancé en fév. 2010, deux parutions seulement), mais n’indique pas s’il a tenu effectivement le magazine entre ses mains (il se peut qu’un exemplaire lui ait été fourni, mais sortir quelques exemplaires n’est pas si onéreux).
L’article de The Independent est daté du 14 mars dernier mais, selon The Huffington Post, la source initiale serait, dès le 3 mars, l’Irakienne Rita Katz, du Site Intelligence Group, qui se targue de conseiller le gouvernement étasunien et de se livrer à une veille technologique portant sur les groupes terroristes (suprématistes essentialistes américains caucasiens inclus).
L’affaire d’espionnage chez le constructeur automobile Renault incite à la prudence. L’invention des armes de destruction massives en Irak tout autant.

SITE affectionne les femmes terroristes : des « Armed Female Palestinian Islamic Jihad Members » font appel à Facebook, tel est le titre de ce jour. L’affaire de Colleen LaRose, dite Jihad Jane, arrêtée en octobre… 2009, condamnée le premier février dernier, un électron libre de la cause palestinienne, figure encore en bonne place sur le site. « Mentalement instable » (traduction littérale), Jihad Jane avait peut-être fantasmé un « idéal féminin musulman ».

Au final, cette revue Al-Shamikha me semble relever d’une construction mentale. Celle de personnes (hommes ou femmes…) ou de quelques individualités dont les références semblent davantage inspirées de lectures (propagande anti-terroriste incluse) que de la réalité au contact des femmes du Patchounistan ou de la péninsule arabique. J’attendrais toutefois que des Afghanes ou Pakistanaises lettrées se prononcent sur le sujet avant d’arrêter ma propre opinion ou, peut-être, la parution du second numéro annoncé.

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

8 réflexions sur « Djihad et « cause » des femmes »

  1. Lu : « “toweling too forcibly” [i]is discouraged[/i] ». Se frotter vigoureusement avec une serviette est déconseillé. J’avance, sans avoir pu lire l’original, que cette recommandation vise à décourager la sensualité. Peut-être ne s’agit-il que d’économiser les serviettes de toilette. Je ne sais si des préconisations coraniques montypythonesques (genre mode d’emploi biblique de la Sainte Grenade) accompagnent ce conseil d’hygiène. Des religieuses catholiques, ai-je lu récemment dans le [i]Violette Morris, histoire d’une scandaleuse[/i] (de Marie-Josèphe Bonnet, voir par ailleurs sur ce même site), encourageaient la pratique sportive dans leurs écoles tandis que d’autres, dans les couvents et les écoles, décourageaient les bains, pris en longue chemise, histoire d’éviter les attouchements. Ce n’est pas plus contradictoire que l’encouragement à la pratique militaire féminine dans certains pays musulmans et le confinement auquel sont vouées les femmes dans d’autres. Les textes sont accommodés selon les intérêts ou les préjugés du moment. Lesquels évoluent. Si les talibans n’encourageaient pas naguère la pratique de la lecture pour les femmes, je ne sais ce qu’il en est à présent de manière globale ou prédominante. Au fait, [i]Cosmo[/i] lance une édition moyen-orientale. Terres d’islam, terres de contrastes !

  2. toujours très intéressant. (et drôle = je ris, les dents serrés).
    Lorsque vous dites la source, cela signifie-t-il celui qui a produit/fabriqué ou celui qui a fourni/relayé ?
    (je n’avais jamais pensé à économiser mes serviettes de bain. Je vais y réfléchir…)

  3. La dernière image (des femmes voilées, deux hommes en premier plan, l’un ayant la main levée) est tirée du magazine [i]Al Shamikha[/i]. On peut faire dire un peu tout et son contraire à cette image. Femme battue ? Femme secourue ? Condamnation des violences faites aux femmes (le second personnage masculin semble vouloir retenir le premier) ? L’inverse ?
    C’est une scène urbaine (enfin, en milieu urbain), les hommes sont vêtus à l’occidentale… Quel est cet énigmatique objet dans l’autre main de l’homme au premier plan ? Le gant de la femme à terre ? L’agrandissement laisse penser qu’un enfant se trouve aussi au sol. En arrière-plan, un homme en uniforme semble regarder sans avoir l’intention d’intervenir… (effectuer une rotation horizontale de l’image étaye cette incertaine hypothèse). Il s’agit du seul visuel, hormis celui de couverture, « montrant » une, des femmes…

  4. Effectivement, Nihile, on peut entendre par « source » les deux.
    Là, il s’agit surtout de la source initiale de la médiatisation. Il est quand même bizarre qu’une dizaine de jours s’écoule avant que l’info « passe » dans un titre réputé « sérieux ».
    La « source » au sens large, c’est tout ce qui permet de « sourcer » l’info : lieu, date, signature, &c.

  5. Rien à voir ou assez peu : Le Printemps de la jupe et du respect…
    L’objectif : « [i]faire reculer les inégalités entre les filles et les garçons[/i] ».
    Filles en short ou en [i]pedal-pusher[/i] (cycliste), en pantalon bouffant ou non, ne doivent pas se sentir exclues.
    « [i]Du 21 mars au 08 avril 2011, chaque structure et groupe de jeunes organise un temps fort autour de ces mots clés : respect, relation à l’autre, acceptation de la différence, comportements sexistes, rumeurs, etc.[/i] ». Question rumeur, j’aurais peut-être anticipé avec cette histoire de magazine féminin islamiste rigoriste.
    Vendredi 25 mars 2011
    à l’IUFM de Rennes (35)
    Diffusion du documentaire « Jupe ou Pantalon ? » suivi d’un débat.
    9h45-12h
    places limitées – inscription obligatoire

  6. Qui a davantage à voir :
    Daté de Bahrein, du 9 mars :
    « [i]Les Femmes unies pour l’avenir du Moyen-Orient est un groupe de féministes de différents pays du Moyen-Orient, se rassemblant pour créer une alliance féministe régionale. Elles lancent au appel de soutien[/i]. » womennum [chez] gmail.com

  7. Propositions de rubriques pour ce nouveau magazine :
    Comment être belle le jour de votre lapidation.
    Comment vous habiller pour votre décapitation.
    Comment s’habiller mieux que les autres veuves.
    Les dernières nouveautés de la mode afin que votre mari ne vous battent pas à l’envi.
    Devenir experte en no-face-book.

    Ce magazine semble venir du même éditeur que « INSPIRE ».
    Il a bien existé un magazine (au moins une parution) « INSPIRE » pour le recrutement des jeunes musulmans et en langue anglaise.
    Il était signalé une parution en Juillet 2010 (depuis je ne sais pas s’il y en a eu d’autres)
    voilà en partie ce que Georges Malbrunot en disait :
    Inspire est conçu au Yémen, où Al Qaida dans la péninsule arabique (AQPA) s’est sanctuarisé, après la fusion de ses branches yéménite et saoudienne, l’an dernier. AQPA a annoncé qu’Anwar al Awlaqi sera l’un des contributeurs phares du magazine.

    Né aux États-Unis, Anwar al-Awlaqi est un immam réfugié au Yémen – son pays d’origine. Ses sermons en anglais sont très suivis par les internautes djihadistes. Il figure sur la liste des citoyens américains à «abattre». Al Awlaqi, qui bénéficie de la protection de sa tribu, a endoctriné Umar Farouk Abdulmutallab, ce jeune Nigérian qui voulait faire exploser un avion reliant Amsterdam à Detroit en décembre.

    Inspire apparaît sur des sites djihadistes, mais seulement ses premières pages, signe sans doute d’un problème technique. Son éditorial entend faire de chaque «musulman un moudjahid (combattant) suivant les pas d’Allah».
    De http://blog.lefigaro.fr/malbrunot/2010/07/inspire-le-premier-magazine-en.html

  8. Bravo Nihile, voilà un commentaire qui prolonge (car on ne peut tout mettre dans un article, ni d’ailleurs tout fouiller pour le rédiger, même en étant ultra-spécialisé en seul domaine). D’après ce que j’ai trouvé, il y a eu plusieurs parutions d'[i]Inspire[/i].
    Je pense aussi que [i]Inspire[/i], en dépit de quelques éléments pouvant faire douter de ses origines, peut être attribué à ses auteurs présumés.
    Des doutes ont été émis quant à l’origine de ce magazine féminin, peut-être parce qu’il semble trop caricatural pour être « vrai ». Or, il ne faut pas négliger que des attitudes extrêmes ne sont pas l’apanage des, par exemple, mystiques (l’anorexie est une extrémité qui ne se « nourrit » pas de spiritualité hindouiste ou chrétienne, par ex.). Prôner des modes de vie paraissant ahurissants au plus grand nombre, ce n’est ni nouveau ni si rare.
    Tout autre chose. Hormis de nombreux attentats en Afghanistan, Pakistan, et en d’autres pays, le terrorisme n’est plus aussi prégnant. On peut avoir tendance à « baisser la garde ». D’où le sentiment que ceux qui en brandissent et agitent la menace sont soit des phraseurs (les terroristes), soit des Cassandre (pour résumer) qui l’instrumentalisent.
    Quand on connaît la postérité d’un ouvrage tel que le [i]Protocole des sages de Sion[/i], on peut penser que ce magazine, même s’il s’agissait d’un « faux », restera « exemplaire ». Il se trouvera des gens pour dire que 1) la charia pour les femmes, c’est ce que véhicule ce magazine (ce qui n’est pas totalement faux : la charia est ce qu’en font des hommes, principalement ou exclusivement) et que 2) tous les musulmans, sans exception, veulent l’application stricte de la charia, voire que 3) toutes les personnes issues de cultures musulmanes sont des musulmans ou des musulmanes… Ce qui est aussi caricatural que d’énoncer que tous les chrétiens croient mordicus à infaillibilité du pape (dont la définition a fortement évolué).

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