Comme un lundi – Episode septième

Fin de l'épisode précédent :

Adam n'en demandait pas plus; il s'en contenta donc, ou du moins fit semblant car un vague pressentiment (le « sixième » sens, encore ?) lui murmurait qu'on ne lui avait probablement pas tout dit; il n'aurait pas juré (ce qui lui était interdit, au demeurant) que ce soit le produit d'une simple omission.


Samedi,
début de soirée
(quand paissent les vigognes)

Le soleil pointait déjà bas sur l'horizon. Un poète inspiré y eut sans doute vu l'heure tranquille où les éléphants vont boire. Mais Adam ne se sentait inspiré par aucune muse (Clio, ou une autre) et de surcroît, il n'avait pas la moindre notion de ce que pouvait bien être un éléphant.

Narcissique précoce, il ne se lassait plus de la contemplation de son image, avec un brin de fierté, d'admiration même, dont il ne se sentait ni responsable, ni coupable. Il se trouvait une bonne bouille qui respirait la franchise et inspirait confiance.

Non, décidément, il ne se lassait pas du spectacle, détaillant les traits fins et leur harmonieuse symétrie, l'ovale de la bouche, la frange des cils qui enchâssaient en leur chaton les pierres précieuses des yeux. Et puis, ces oreilles, délicatement ourlées. Même le nez trouvait grâce, alors qu'un esprit moins complaisant aurait pu y voir un pic, un roc, un cap; que dis-je, une péninsule.

En un mot, il se trouvait beau !

Il entendit un frôlement, non loin de lui. Pas de quoi fouetter un chat: ce n'était qu'un boeuf qui avait décidé de se venir désaltérer dans le courant de l'onde pure. Il n'y prêta pas davantage attention et s'empressa de retourner à ses complaisantes et voluptueuses contemplations.

Hélas, l'image, la belle image avait disparu ! Il en fut consterné. « Ce rustre importun me l'aurait-il volée ?» se dit-il en plissant le front avec une grande peine car il voyait bien qu'il lui fallait entrevoir un lien entre l'insécurité et l'immigration sauvage.

Pourtant, il n'avait pas eu la berlue: l'instant d'avant l‘image était là et maintenant, elle s'était comme évaporée, cédant la place à une série de rides qui ondulaient mollement à la surface.

– Qui te rend si hardi de troubler mon miroir? apostropha Adam, plein de rage. Tu seras châtié de ta témérité.

– Noble Créature, répondit le boeuf (qui manifestement connaissait les usages, la bienséance et le protocole), que Votre Majesté (là, il en faisait peut-être un peu beaucoup) ne se mette pas en colère; mais plutôt qu'elle considère que je me va désaltérant dans le courant, plus de vingt pas au-dessous d'elle, et que par conséquent en aucune façon je ne puis troubler sa vision.

– Tu la troubles, trancha Adam, la mine sombre et l'air cruel.

L'idée lui traversa l'esprit de narrer l'anecdote. Il appellerait ça « L'homme et le boeuf ». Et puis il se souvint, à son grand désarroi, qu'il était seul. A qui donc pourrait-il bien destiner le récit, dans ces conditions ? Peine perdue. Il se consola comme il put, se disant que quelque jour, il se trouverait bien un disciple d'Esope pour le faire à sa place. « Ne remet pas au jour même ce qu'un autre peut faire à ta place, dès le lendemain » conclut-il avec philosophie, pas tout à fait certain toutefois de la justesse de la maxime.

Pendant qu'il envisageait les balbutiements de l'art littéraire, cependant, la surface de l'eau était redevenue lisse et, miracle, l'image y retrouvait sa place, incertaine et tremblotante d'abord, puis de plus en plus nette. Il dut se rendre à cette évidence que le boeuf n'y était donc pour rien: il n'avait pas lâché l'animal de l'oeil entre le moment de la disparition de l'image et celle de sa résurrection et, si habile qu'il eut pu être, un tour de passe-passe n'aurait pas échappé à sa vigilance. L'idée ne lui vint même pas de présenter des excuses (ce fâcheux oubli laissa des traces dont je crains bien qu'elles ne se soient propagées jusqu'à nos jours).

Sans vergogne, au contraire, il se mit à imiter le buveur en s'efforçant au plus parfait mimétisme, les avant-bras à demi submergés, courbant l'échine et effleurant la surface de ses lèvres. Il en ressentit une agréable sensation de fraîcheur. Pas de quoi en faire une montagne, cependant. En tous cas, pas de quoi y gaspiller d'aussi longs (et précieux) moments que ceux que l'animal consacrait à l'exercice.

Car cela faisait bien maintenant un bon quart d'heure que le bovidé s'affairait à sa méticuleuse besogne. Quel plaisir pouvait-il bien y trouver ? Adam plongea de nouveau ses lèvres, sans davantage parvenir à la profonde jouissance qui paraissait parcourir l'animal, qui savourait l'instant, les yeux mi-clos, frémissant de l'échine et chassant à l'occasion les mouches d'un coup de queue expert et nonchalant. Adam comprenait de moins en moins d'où provenait le bovin plaisir; en vérité, il trouvait même la posture des plus inconfortables. « Ce n'est qu'une bête, d'accord » se dit-il« mais pas au point de céder au masochisme. Il doit y avoir autre chose ».

Il se mit alors à examiner le tableau avec une extrême attention. Il crut discerner des mouvements de succion auxquels il décida de s'essayer lui aussi. Ce ne fut pas chose facile, tant il est vrai que même si l'instinct est une belle invention, il n'est que de peu d'intérêt tant que , a la manière d'une pompe, il n'a pas été amorcé. Il finit par y parvenir néanmoins, au prix de patients efforts.

Et ce fut la révélation ! La délicieuse fraîcheur glissait de ses lèvres vers le bas (ce qui peut passer pour un truisme; mais imaginez que Newton et sa pomme ne vous ont jamais aidé à induire ce genre de conclusion, hein ! Alors ?). En y réfléchissant bien, cette sensation ne lui était pas totalement inconnue: elle cousinait celle qu'il avait ressentie, au petit matin, en se baignant. A une différence près: ce soir, la sensation ne parcourait plus la peau. Elle semblait émaner de l'intérieur ! Adam se félicita (ce n'est pas une figure de style: il s'adressa vraiment des félicitations, en un dédoublement ante schizophrénique) d'avoir imaginé qu'il put exister autre chose que du vide, sous l'enveloppe.

Il nota également, comme une découverte de première importance, qu'une cavité ne rimait pas seulement avec vacuité mais qu'elle constituait, en quelque sorte, l'antichambre d'un ailleurs susceptible de receler d'agréables sensations proches cousines de la volupté et de la béatitude; en un mot, du plaisir. Cela aussi, ça pouvait servir un jour, dès le lendemain qui sait ?

Adam se courba de nouveau et fut rassuré de constater qu'il pouvait reproduire la douce sensation à volonté. Il y avait pris goût, du reste.

Infatigable défricheur, il se demanda soudain si cela tenait à quelque magie du lieu ou bien si au contraire la portée en était plus universelle. Il fit quelque pas et reprit la posture, aspirant goulûment. L'expérience ne connut qu'un demi-succès (ou un demi-échec, selon que l'on sera optimiste ou pessimiste).

C'est que dans le même temps s'était produit un phénomène auquel il n'avait pas même pris garde. Quelque chose de liquide s'écoulait du peu ragoûtant tuyau pendant entre ses jambes et dont il avait oublié jusqu'à l'existence. Voilà donc quelle était sa si peu noble fonction ! Tu parles; pas la peine d'en faire une histoire. Étant donnée la position de notre bonhomme, l'urine (puisqu'il faut l'appeler par son nom), glissant le long de ses cuisses retournait directement là d'où elle tirait sa source (l'ancêtre du recyclage, en somme).

Seulement, voilà: en se déplaçant, Adam avait dépassé une racine immergée qui contraignait le courant à de puissants remous qui ramenaient vers l'amont ce qui autrement se fut dispersé vers l'aval, de sorte que ce n'est pas seulement le recyclage qu'il convenait d'évoquer mais bien plutôt le circuit fermé (encore que celui-ci ne le fut pas absolument, en l'occurrence; je me dois de rendre justice à votre louable souci de la précision).

Notre Adam fit la grimace:

– Pouah ! Mais c'est infect ! De la vraie pisse d'âne, fit-il (en ne croyant pas si bien dire) avec au coin des lèvres un rictus de dégoût, avant que de se livrer aux constatations susmentionnées en raccourci (je vous fais grâce des étapes du cheminement mental).

Et c'est ainsi qu'Adam se trouva pourvu du goût. « Et de quatre » lança-t-il, triomphant.

– Me voici désormais paré comme il convient pour vivre d'amour et d'eau fraîche, se dit-il, non sans remarquer l'audacieuse création du mot « amour » qui ne désignait cependant pour l'heure, dans son esprit fécond, qu'un immense fleuve qu'il se plaisait à imaginer serpentant paresseusement dans quelque vaste plaine orientale.

« Et si ça se trouve », ajouta-t-il Caïn-Cana, « quelqu'un viendra un jour qui la changera en quelque chose d'encore bien plus agréable ».

Déjà, Bacchus pointait sous Neptune !

Une réflexion sur « Comme un lundi – Episode septième »

  1. Bonjour
    JPLT 007.

    J’apprécie beaucoup de vous lire, j’aime votre humour, c’est un vrai plaisir et j’attend toujours la suite avec impatience.

    Je vous souhaite une très Bonne Année 2009.

    Un vote Super.
    Amicalement.
    ANDREA.

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