Affaire Merah : une polémique inutile

Il n’est pas question d’écrire, ou même de laisser écrire sans réagir, que l’affaire Merah a été conçue pour donner l’occasion à Nicolas Sarkozy de se faire mousser lors de la dernière campagne électorale comme il avait utilisé les émeutes de la Gare du Nord, à Paris, en mars 2007 (Emmanuel Todd avait alors estimé : « Jamais Nicolas Sarkozy n’aurait atteint 31 % des suffrages au premier tour sans le climat de fièvre qu’engendra cet événement »). À l’inverse, comment interpréter les déclarations de Valérie Pécresse qui invente un « procès par anticipation des services de renseignement » par « une certaine gauche » et affirme « les policiers ont mené une action remarquable dans cette affaire Merah » ?

Valérie Pécresse, dont les approximations, voire les déformations des faits ont abondé lors de la dernière campagne présidentielle, ne doit pas lire Le Canard enchaîné. Le « volatile » titre sur « Un rapport loupé sur les loupés de l’affaire Merah ». Un rapport qui pointe des défaillances objectives (et successives) mais évite toutes les questions dérangeantes. Notamment celle portant sur le défaut de surveillance de Merah dans la nuit du 20 au 21 mars dernier. Un policier estime que ses collègues en planque seraient sortis de leur véhicule et laissé Merah les croiser pour aller téléphoner vers une heure du matin. Ils auraient craint « de se faire détroncher ».

C’est plausible. Et non répréhensible si leurs supérieurs, avertis, avaient transmis l’ordre de ne pas appréhender Merah, déjà suspect, ce qui lui a permis de résister fort longtemps à un siège très fortement médiatisé.

Dans ces conditions, effectivement, des députés (écologistes et autres), soit « une certaine gauche » selon Valérie Pécresse, ayant lu le Canard, peuvent considérer comme elle que « s’il y a eu des dysfonctionnements, c’est à l’enquête de le dire » mais qu’il serait non seulement utile, mais nécessaire pour la suite, de le dire clairement, et si ce n’est publiquement, lors d’une enquête parlementaire.

Claude Guéant, ancien ministre de l’Intérieur, admet fort bien qu’il y ait eu une défaillance « quand Mohamed Mera est sorti de son domicile pour aller téléphoner (…) ça mis à part, les services l’ont surveillé. ». Certes, à partir de quand, et comment, et quels ordres ont-ils reçu ? On admettra fort volontiers, avec l’ancien ministre UMP, que Merah était quelqu’un « très difficile à cerner ». Pécresse devrait lire Le Figaro aussi, ou elle aurait prendre langue avec Claude Guéant qui, à propos du rapport interne de l’IGS, admet : « il ne dit strictement rien, ce rapport ». Lui-même se préserve de laisser penser que la gauche essayera d’exploiter l’affaire : « je ne porte pas cette accusation ».

De même admet-on sans réserve que la tâche des policiers de l’antiterrorisme n’est pas aisée, qu’ils peuvent avoir droit à des erreurs d’appréciation.

L’ennui, rapporte Le Figaro, peu suspect de complaisance avec les menées d’une « certaine gauche », c’est qu’un brigadier toulousain, au contact avec Merah, ait fourni une note alarmante dès le 15 juin 2011, que son supérieur avait transmis à la DRCI, qui n’en aurait pas tenu compte. Ce qui peut s’expliquer sans forcément imputer une faute à la DRCI.
Jean-Marc Leclerc, du Figaro, résume : « du haut en bas de l’échelle et même à l’IPGN, la police des polices, chacun s’évertue à faire passer l’idée que Merah n’était pas un informateur du contre-espionnage qui se serait retourné contre ceux qui pensaient le manipuler. Est-on obligé de les croire ? ».

Yves Harté, de Sud-Ouest, est bien indulgent. « Voilà les faits sur lesquels une commission indépendante devra se pencher, pour y donner des réponses claires. Sinon, au drame toulousain, s’ajouterait alors une faute encore plus grande. Celle de la plus terrible des suspicions. Et cette question inouïe. Pourquoi un assassin politique et idéologique en puissance, connu des services de renseignement, n’a-t-il jamais été mis hors d’état de nuire avant qu’il ne tue trois enfants dans la cour de leur école ? ». C’est faire peu de cas – involontairement, on veut le croire – des militaires tués par Merah. La fratrie d’Abel Chennouf, Sabrina et Tony, abattu par Merah le 15 mars à Montauban, et leur avocate, Me Béatrice Dubreuil, posent la bonne question. « Si ces policiers toulousains disent vrai et que la décision a réellement émané de Paris, alors qui a pris cette décision à Paris ? ». Et surtout, pourquoi ?

Quelle doctrine ?

Remonter la chaîne de responsabilité, comme le demandent des députés EELV en souhaitant associer à leur démarche des représentants du peuple de toutes tendances, ne vise pas forcément à faire tomber des têtes. Certes, poser la question « la DRCI est-elle donc responsable d’un attentisme injustifié (…) et coupable d’avoir laissé agir en toute liberté le meurtrier » est de nature à susciter une inutile polémique qu’alimente Valérie Pécresse.

Une erreur n’est pas forcément assimilable à une culpabilité… s’il ne s’agit que d’une erreur. Mais on ne peut que songer au luxe de « précautions », au formidable déploiement de force, qui ont marqué l’affaire de Tarnac. Inutile d’établir un parallèle, si ce n’est celui-ci : il était beaucoup plus facile d’infiltrer un policier britannique dans le cercle de Tarnac que dans une micro-cellule djihadiste, surtout si elle se résumait à une seule famille, celle des Merah. Dont acte.

L’objectif d’une enquête exhaustive ne doit pas conduire à élaborer une doctrine : en face, improvisation, souplesse, large marge d’initiative. Les banksters en ont bien une, de doctrine, qui n’a pas suffit pour empêcher que des traders puissent leur faire prendre des risques qui, au final, ont été subis par les clients des institutions financières et les contribuables. Mais ne tirer aucun enseignement, ne pas pointer les défaillances, c’est s’en remettre à une pseudo-doctrine Guéant du tout va bien, tout peut continuer comme avant…

Si Merah avait pu être estimé susceptible de se retourner contre le milieu djihadiste, et si cela avait vraiment été tenté (et c’est là une interrogation majeure), il aurait pu devenir un auxiliaire précieux. Cela pouvait conduire à une erreur, certes gravissime, comme on peut le constater… Au lieu de réelles victimes, à Montauban, il aurait pu être fourni à Merah de vraies-fausses ou fausses-vraies victimes qui l’auraient crédibilisé auprès de cellules djihadistes (opération certes complexe, mais, comme on l’a vu avec l’affaire Coupat, de Tarnac, quand on veut déployer des moyens, il semble qu’ils ne manquent guère).

Le bilan est de trois parachutistes, un adulte civil, trois enfants décédés et des blessés. On peut comprendre que des députés relayent les demandes des défenseurs des familles. Me Patrick Klugman a demandé l’ouverture d’une enquête parlementaire, tout comme Mes Samia Maktouf et Béatrice Dubreuil. Manuel Valls considère que l’enquête judiciaire suffit. C’est une opinion. Il est possible d’en débattre sans polémique inutile. Mais Me Maktouf relève que « aucune information judiciaire n’est ouverte » pour le moment.

Étrange chronologie

Le brigadier toulousain désigné sous le nom d’Hassan, de la DDRI, et son supérieur, Christian Ballé-Andui, envoient une note à la DCRI le 15 juin 2011. Le cas Merah devrait être signalé au parquet antiterroriste.
En novembre, soit près de six mois plus tard, la DCRI entend Merah à Toulouse et conclue, le 21 février 2012, qu’il n’y a pas lieu « de faire le lien entre Mohamed Merah et un éventuel réseau djihadiste. ». Si, effectivement, le « réseau » se réduit à lui-même, où serait donc la faute imputée à la DCRI ?

Mais le 15 mars, et c’est beaucoup plus grave, après les assassinats des parachutistes, on écarte le brigadier toulousain de l’enquête. Il est estimé superflu qu’il soit présent pour examiner les vidéos des caméras de surveillance. Puis, la piste de « l’ultra-droite » est privilégiée, en dépit des interventions du brigadier Hassan. Pourquoi ? Cette piste est plausible, mais n’est pas la seule.
Aurait-voulu, après avoir monté de toute pièce une « ultra-gauche », instrumentaliser une droite extrême fantomatique ?

Le 16 mars, le brigadier rédige une note et signale six suspects djihadistes, dont Merah. Comme le conclut Ouest-France : « la DCRI n’en fera rien ». De deux choses, l’une : soit la DCRI a pris en main Merah sans en avertir la DRRI toulousaine (mais quid des cinq autres suspects ?), et elle s’est fait berner, et l’autre, soit qu’elle fait preuve de son incapacité à envisager la menace que constitue un homme seul (qu’il ait été appuyé ou non par un micro-réseau familial, ce qu’il reste à démontrer).

Ces questions ne semblent pas être venues à l’esprit de Valérie Pécresse. Et c’est d’une telle gourde dont il aurait été fait une ministre de l’Enseignement supérieur, puis du Budget ? Ou s’agit-il d’une relayeuse d’éléments de langage au mépris du réel, d’une parfaite hypocrite ? Dans les deux cas, elle ne se grandit pas.

Savoir raison garder

Me Simon Cohen, avocat des victimes de l’école israélite de Toulouse, considère à juste titre que, « malheureusement, en toute matière, il y a une contrainte de définir des objectifs prioritaires, il y a nécessairement une part de subjectivité, d’intuition. Choisir, c’est sacrifier. ». Certes, mais après les assassinats de trois parachutistes, ne pouvait-on déployer les mêmes moyens que pour Tarnac, et suivre plusieurs pistes ?
Voilà qu’à présent le député socialiste du Finistère, Jean-Jacques Urvoas, relève que si poursuites judiciaires réelles il y a, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 interdit d’envisager une commission d’enquête parlementaire et que « notre pays est le seul à connaître ce type d’entrave à l’action d’un parlementaire. ». Croit-on vraiment que les députés, de droite et de gauche, voudraient se livrer d’abord à un procès de la police ?

Hervé Gattegno, de RMC et du Point, a parfaitement raison de relever que la DRCI, en dépit du fiasco de l’affaire de Tarnac, des tueries de Montauban et Toulouse, a su aussi se montrer efficace.
« C‘est la même DCRI qui a empêché des attentats en arrêtant le groupe de Cannes – et d’autres dont on n’a jamais entendu parler. Donc, oui, il faut savoir ce qui n’a pas fonctionné pour améliorer encore nos services. ». C’est le seul objectif qui vaille. Pourquoi ne pas associer des parlementaires à sa recherche ? Il est dommage, de ce fait, que Claude Guéant ait été battu aux législatives par le dissident UMP Thierry Solère. Il aurait pu participer à cette enquête.

Oui, avec Richard Prasquier, du Conseil supérieur des institutions juives de France (Crif), il convient d’affirmer qu’il n’est nul besoin de faire « une chasse aux sorcières » au sein de la DRCI. Mais il a aussi considéré que tout doit être fait pour mettre en évidence d’éventuelles négligences et essayer « de les corriger pour l’avenir ».

Me Philippe Soussi, avocat de Brian Bijaoui, d’Antibes, grièvement blessé par Mohamed Merah, dénonce « une faillite totale des services de renseignement », et demandera, avec Me Goldman, « une confrontation entre l’ancien patron de la DCRI et les fonctionnaires de la DRRI. ». On pourrait effectivement commencer par là. Bernard Squarcini devra dire s’il a lui-même fait privilégier la piste de l’extrême-droite, et pourquoi. Selon Yves Bertrand, ancien directeur des Renseignements généraux, Squarcini « ne connaît pas bien le terrorisme islamique ». Négligence, initiative personnelle de cibler l’extrême-droite qui pourrait correspondre à un excès de zèle au moment ou Marine Le Pen montait dans les sondages, ou directives reçues de beaucoup plus haut ?

Dans leur livre, L’Espion du président, au cœur de la police politique de Sarkozy, Olivia Recasens, Didier Hassoux et Christophe Labbé disaient du « Squale » (Squarcini) « jamais un service de renseignement n’aura été autant instrumentalisé au profit d’un seul homme, Nicolas Sarkozy. ».

Une enquête parlementaire, au-delà du cas Merah, permettrait peut-être de faire le point sur le fonctionnement de la DCRI et de déterminer si des pouvoirs excessifs ne sont pas dévolus à son patron. Valérie Pécresse considère-t-elle que c’est superflu alors que Patrick Calvar, dit « Le Zébu », nommé le 30 mai dernier, a remplacé Squarcini ? Il fut sous-directeur de la DST, chargé du monde arabo-musulman. C’était l’adjoint direct de Squarcini, avant de devenir directeur du renseignement à la DGSE, et sa nomination ne semble rien devoir à ses opinions politiques. Selon une source de Ch. Labbé et O. Recasens, « contrairement à Squarcini, c’est quelqu’un qui saura tenir la maison. Avec lui, on ne verra pas une centaine d’officiers du renseignement manifester leur mécontentement dans le hall ! ».

Ce sont peut-être ces mécontents que Valérie Pécresse ne veut surtout pas qu’on entende. Pourtant, tous, loin, très loin de là, ne s’apparentent pas à « une certaine gauche ».

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

4 réflexions sur « Affaire Merah : une polémique inutile »

  1. En lisant ce genre d’articles on en vient à se rappeler toutes les histoires de X-files ou les Agents Mulder et Scully du FBI tentent de démontrer qu’il existe des complots gouvernementaux voire même de groupuscules annexes aux gouvernement qui restent dans l’ombre outrepassants toutes lois et sont impunissables.

    C’est un peu le cas ici, certes, on soulève des erreurs objectives mais que la situation était délicate, on tourne autour du pot…si la dérive a été autorisée par qui?…oups…la question qui gène mais dont on n’aura jamais de réponse…

    X-files existerait-il en France aussi?

    A votre avis?
    A mon avis…

  2. Je vous l’accorde, Julien. Mais, d’une part, s’il est possible de développer une hypothèse, il faut pouvoir l’étayer par des faits incontestables, avérés, recoupés.
    D’autre part, vous voyez bien que vous savez lire entre les lignes. Vous ne serez sans doute pas le seul.
    Écrire crûment, sans preuves, que l’affaire Merah a été instrumentalisée serait de la diffamation.

  3. [i] »Écrire crûment, sans preuves, que l’affaire Merah a été instrumentalisée serait de la diffamation. »[/i]

    De la diffamation à l’égard de qui ????

    Une [i] »certaine droite »[/i] n’a pas manqué de se gausser des deux jours que le Premier Ministre Ayrault est allé passer à Marseille.

    Mais M. Guéant, alors Ministre de l’Intérieur, combien de jours a-t-il passé à Toulouse lors de l’assaut Merah ????
    Combien de fois est-il passé à la télé à ce moment-là ….

    Dire qu’il instrumentalisait l’opération de police en cours (à quelques semaines de l’élection présidentielle) ne me paraît pas être diffamatoire mais la stricte vérité.

    jf.

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